mercredi 13 novembre 2013

Chili, l'avortement une question oubliée des Présidentiellles 2013

 Le (non) droit à l'avortement s'invite 
dans la présidentielle chilienne


Par Paola Martinez Infante

Alors que le Chili sera, à coup sûr, présidé par une femme, au soir du premier tour le 17 novembre 2013 ou du deuxième le 15 décembre, et alors que les deux principales candidates Michelle Bachelet et Evelyn Matthei se sont prononcées, à titre personnel, pour le droit à l'avortement et sous certaines conditions, ce sujet a fait irruption dans la campagne présidentielle comme jamais, incitant l'une et l'autre à un prudent repli. Le Chili fait partie des quelques pays dans le monde, aux cotés du Vatican, de Malte, du Nicaragua, de la République Dominicaine et du Salvador, où l'interruption volontaire de grossesse sous toutes ses formes et dans toutes les conditions est interdite et pénalisée.

Ce n’est pas le moindre paradoxe de cette campagne présidentielle chilienne : s’y opposent deux femmes aux destins croisés et antagoniques: Michelle Bachelet et Evelyn Matthei

La première est médecin et ancienne présidente, socialiste mais coalisée avec la conservatrice démocratie chrétienne, la deuxième est économiste et ancienne ministre du Travail,  candidate de l’ultra réactionnaire (et autrefois proche du dictateur Pinochet) Union démocrate indépendante. 

L’une et l’autre ont pourtant affirmé au début de leur campagne qu’elles plaideraient pour l’avortement thérapeutique. Avant d’oublier ce minuscule pas en avant.

Au Chili, pays très catholique, l’avortement est un tabou, une pratique située dans un monde parallèle où les pires exactions sont possibles. La société chilienne semble vivre en deux temporalités : d’un coté, célébrée pour sa modernisation et ses exploits en matière économique et de l’autre, engoncée dans un retard en matière des droits de l’homme qui en laisse perplexe plus d’un. 

En cette période électorale, pour la première fois le mot AVORTEMENT a été introduit dans l’agenda des débats entre les candidats, ou plutôt faudrait-il dire les candidates. Les prochaines élections présidentielles pourraient bien finir par se transformer en un plébiscite sur la possibilité de légiférer ou pas dans la matière. 


Il semble que pour la première fois, les citoyens appelés aux urnes soient prêts à dépasser leurs résistances sur ce sujet,  mais il reste encore à convaincre les politiques, ceux qui décident et changent les lois, parce que ceux-là, et plutôt mal que bien, parlent du sujet à l’aide d’une batterie d’euphémismes pour ne pas effrayer leurs électeurs potentiels. 

Un manuel édité par l'association Linea Aborto Chile : "Comment les femmes peuvent avorter à l'aide de pilules".

Les Chiliennes et Chiliens ont entre leurs mains le choix d’aller de l’avant pour le droit à l’avortement ou de rester figés. Tout va dépendre de la candidate qu’ils vont choisir.

Lorsqu’on aborde la question « où en sommes-nous en ce qui concerne l’avortement ? », il faut parler à voix basse, fouiller dans les archives, trouver les analystes, peser les mots, ouvrir grands les yeux, s’asseoir et attendre que les crampes cérébrales cessent.  


Il faut délicatement essayer d’obtenir des témoignages, dans la plus stricte confidentialité, bien entendu, car la peur, les angoisses de l’interdit prennent le dessus et là, on découvre, avant d’obtenir des réponses, un malaise. On met au jour le modus operandi d’une société repliée dans un autre temps.

Le club des ultra conservateurs chrétiens

Le Chili fait partie de cette petite dizaine de pays dans le monde, aux cotés du Vatican, de Malte, du Nicaragua, de la République Dominicaine et du Salvador, où l’avortement sous toutes ses formes et dans toutes les conditions est interdit et pénalisé par la loi.  Malgré cette prohibition, on estime à 70 000 le nombre d’avortements par an, réalisés dans la clandestinité et mettant les femmes dans une grande vulnérabilité. Cette situation illicite facilite l’exposition des Chiliennes aux abus de la part de ceux qui pratiquent des avortements à but lucratif.

Un rapport inédit dans l’histoire du Chili est sorti à la mi-octobre 2013 : « La pénalisation de l’avortement comme violation des droits des femmes au Chili ». Une enquête en profondeur sur les effets de la pénalisation des interruptions volontaires de grossesse (IVG). Lidia Casas est avocate, experte dans les questions de genre. 

Elle et sa collègue Lieta Vivaldi,  également avocate, ont commencé à enquêter à la fin de l’année 2012. Après avoir recueilli 40 témoignages de femmes qui avaient avorté récemment, de médecins, de sages-femmes et de quelques proches, elles ont constaté que l’expérience de l’avortement clandestin était un drame, un univers fait de maltraitances et de diverses formes de violence, d’abus et de risques pour les femmes.

Pour Lidia Casas, la situation est à traiter d’urgence. « On ne peut pas continuer à fermer les yeux et à ignorer le destin de ces milliers de femmes qui chaque année subissent de mauvais traitements, des condamnations tant sur le plan moral que judiciaire. Nous avons mené cette enquête et notre recommandation est qu’il faut dépénaliser l’avortement, la pénalisation de celui-ci constitue une violation des droits fondamentaux des femmes ».

Avorter dans la clandestinité, une radiographie sociale du Chili

Un avortement clandestin, par aspiration et avec une intervention médicale, coûte entre  40 mille et 2 millions et demie de pesos (58 à 3600 euros) ; prix qui change selon l’état d’avancement de la grossesse. Plus elle est avancée, plus salée sera la note. Vente de Misoprostol sur internet, un médicament qui traite les ulcères et qui provoque de fortes contractions utérines, ce qui peut déclencher un avortement. 

Depuis quelques années, le recours au Misoprostol, un médicament qui traite les ulcères et qui provoque de fortes contractions utérines, est largement répandu. Il faut se procurer ces pilules au marché noir à des prix qui vont de 40 mille à 120 mille pesos, soit 25 à 180 euros, et son accès est contrôlé par de vraies mafias. Les femmes et jeunes filles qui cherchent ce médicament, ne sont pas sûres des doses à prendre pour provoquer l’avortement.

Il existe peu d’informations et tout ce que les femmes parviennent à savoir c’est grâce à des relations ou des réseaux alternatifs ; ce qui confère un risque sanitaire considérable pour elles-mêmes.

Afin de combler ce manque de renseignements, il existe depuis le 2009, « Linea Aborto Chile », un service téléphonique qui fonctionne tous les jours de l’année, ouvert de 19 heures à 23 heures. Dans ce centre d’appels, les femmes de plus de 18 ans obtiennent des données sur la correcte utilisation du Misoprostol, selon des protocoles actualisés par l’OMS (Organisation mondiale de la santé), afin de provoquer une IVG, jusqu’à 12 semaines de gestation.


 Ce service ne commercialise pas les pilules, et ne donne pas d’indications sur la façon de se les procurer. Cette association a aussi publié un manuel intitulé ¿Cómo las mujeres pueden hacerse un aborto con pastillas ? (Comment les femmes peuvent se faire avorter avec des pilules).
Les promesses, un peu mises de côté, de la candidate Mchelle Bachelet sur son site, en faveur de l'avortement thérapeutique.
 
Arnaques et aberrations

Les interlocuteurs de Linea Aborto Chile doivent accomplir leur travail d’écoute et de conseil en toute discrétion car il s’agit d’une pratique fortement condamnée par la loi : se faire avorter est passible de 3 à 5 ans de prison, et pratiquer un avortement est puni de 541 jours à 3 ans de détention. Mais ces peines retombent systématiquement sur les femmes des secteurs les plus pauvres de la société.

C’est pour cette raison que la confidentialité est extrême. Lidia raconte : « au cours de mon enquête je n’ai ni enregistré, ni retenu les noms des femmes qui ont répondu à nos questions. J’ai seulement pris des notes dans mon calepin et le tout dans la plus stricte discrétion ».

Quand les femmes, décidées à avorter, s'aventurent finalement dans ces circuits clandestins de praticiens, elles sont souvent soumises à des arnaques et à des aberrations.  Il est déjà arrivé, par exemple, qu’un médecin ait demandé un acompte pour l’avortement, puis qu'ensuite il exige du sexe oral, pour compléter la somme. La femme en question n’a pas accepté, elle a perdu son argent et n’a pas pu avorter.

Une autre femme raconte que au moment où le médecin a appris qu’elle était la fille d’un personnage public, il a augmenté le prix et il a exigé de l’argent pour garder le secret.

Ces témoignages rendent compte d’un monde noir, hors la loi, dans un pays où la population est fortement divisée en classes sociales. D’après Lidia Casas, on peut affirmer que le choix de la méthode pour avorter est étroitement lié à la classe sociale, aux moyens économiques et à l’information que les femmes peuvent se procurer sur Internet. 


Dans l’un des témoignages recueillis lors de l’enquête, une femme rapporte : « à cause de mes faibles moyens, je n’ai pas pu accéder à la médecine privée, dotée d’une certaine qualité. Pour nous les pauvres, c’est très violent, comme si on devait aller à l’abattoir ». 

Seules avec la peur au ventre

Les Chiliennes qui avortent ont peur. L’enquête révèle que la conscience de l’illégalité de l’acte est très présente, qu’elles connaissent les risques d’être arrêtées par la PDI (Police d’Investigation), jugées et condamnées.  Cependant, la peur de mourir, elle, est encore plus forte. L’absence de politique de santé publique conjuguée aux rumeurs d'expériences mal vécues par d’autres femmes et à la peur de se confronter à des mauvais traitements dans les hôpitaux ou dispensaires après un avortement qui s’est mal passé, renforce ce sentiment.

« Ces femmes vivent dans le plus grand désarroi, car nous sommes face à un sujet où il faut garder le silence », souligne encore Lidia. « Les femmes qui avortent au Chili, le font seules, pour ne pas impliquer leurs proches, par honte de se faire pointer du doigt et humilier à cause de leur acte. »

Une patiente raconte que le médecin, à deux reprises, a exigé d’elle de ne pas pleurer, car elle devait assumer toute seule ce risque. Une autre décrit un médecin vénal qui lui a réclamé encore et encore de l’argent avant de la menacer de ne pas pratiquer l’avortement.

D’après cette enquête, certains professionnels de la santé qui récupèrent une femme, quand l’avortement a été raté, préfèrent ne pas savoir ce qui s’est passé pour ne pas avoir des problèmes. En revanche dans d’autres cas similaires, l’acte médical se transforme en interrogatoire dur et inquisiteur - elle se recroqueville dans son lit en même temps que son visage se transforme sous la crainte de la dénonciation. Un médecin interrogé sur le sujet fait part du sentiment de désarroi et de vulnérabilité de ces femmes que se rendent dans les services d’urgence, après une IVG qui s’est mal passée.

Des sages femmes font valoir qu’en général médecins et personnels hospitaliers sont issus de milieux conservateurs et qu’ils se transforment en délateurs quand il y a soupçon d’avortement.

La peur de mourir règne chez toutes les femmes interrogées. La panique de ne pas se réveiller après l’anesthésie ou de ne pas survivre à une hémorragie provoquée par le Misoprostol, se révèle dans tous les témoignages, sans distinction de classe, d’âge ou de type d’avortement pratiqué.

Le pouvoir lance des signes anormaux de surdité

Le Chili est-il prêt à entendre les recommandations des organismes internationaux qui, depuis une dizaine d’années, ne cessent de lui dire de réviser la loi et de dépénaliser l’avortement en toutes circonstances ? A chaque fois, le Chili s’est vu confronté à diverses commissions des Droits de l’Homme, Comité des Droits de l’enfant, Comité pour l’élimination de toute forme Discrimination à l’encontre des femmes, etc, sur ce sujet.

En mai 2010, lors de l’Examen Périodique Universel de l’ONU, le passif chilien en matière des droits de l’homme a été présenté et la question de l’avortement fut posée. Le pays accepta toutes les recommandations formulées pour les pays membres, sauf celles demandant l’adéquation de la législation nationale sur l’avortement aux normes internationales des Droits humains. Encore une fois, le pays a manifesté des signes anormaux de surdité aggravée.

Il y eu trois tentatives pour dépénaliser l’avortement et toutes furent rejetées par le Sénat. Même la candidate de la coalition de droite à la présidentielle du 17 novembre 2013, Evelyn Matthei, alors sénatrice en 2010, a proposé un projet de loi pour autoriser l’avortement thérapeutique.

Volte-face et euphémismes

Pour la première fois, l’avortement et la liberté contraceptive se sont introduits dans les débats de campagne. Le sujet est entré dans l’agenda sans demander la permission. La question s’est imposée et les candidat-e-s à la présidence du pays, quelque peu embarrassés, ont dû faire face à une réalité chilienne qui renvoie à des temps moyenâgeux.

Volte face pour la candidate Matthei, qui a dû faire profil bas sur ses opinions personnelles, car « elle n’est pas toute seule et elle représente une coalition. Nous sommes opposés à l’avortement sous toutes ses formes » réaffirme un porte-parole de la candidate, « essentiellement pour des motifs relatifs à la morale ».

De l’autre coté, à l’aide d’une batterie d’euphémismes, le Plan de Gouvernement de Michelle Bachelet, candidate de la gauche, ex présidente du Chili (2006-2010), ex directrice exécutive de ONU femmes, médecin elle même, et favorite selon les sondages, a ouvert la voie, en déclarant qu’elle fera tout son possible pour la légalisation de l’avortement thérapeutique, mais de lui seul. 

Cette dépénalisation se fera dans le cas où la femme est en danger de mort, de grossesse suite à un viol ou de graves anomalies du foetus. Dans son plan de gouvernance, elle propose une éducation sexuelle « laïque et humaniste ».

Il est grand temps que l’Etat chilien puisse avoir le courage de laisser derrière lui ses entraves doctrinaires, religieuses, traditionalistes et conservatrices afin de laisser aux femmes la liberté de décider quoi faire de leur corps.




"La loi protège celui qui naître"

 Le Chili interdit l’avortement dans n’importe quelle circonstance. Les lois contre l’avortement elles sont clairement explicitées dans le code pénal, articles 342 à 345, sous le titre « Crimes et délits contre l’ordre familier et la Morale Publique ».

La loi anti avortement chilienne est l’une des plus sévères et restrictives au monde.
Le code pénal chilien qui date de 1896, est le plus ancien de l’Amérique latine et les diverses considérations sur la pénalisation de l’avortement sont tirées du code pénal espagnol de 1850.

Ce code ne définit pas l’avortement mais en 1963, une sentence de la Haute Cour de Justice chilienne, décrit l’avortement comme « l’interruption malicieuse de la grossesse avec l’intention d’éviter la naissance du fœtus ou bien d'arrêter le cours naturel de la grossesse ».

Elle punit donc tout type d’avortement, mais l’IVG thérapeutique a été autorisée par le Code de la Santé entre 1931 et 1989. Durant cette période, les femmes mises en danger par leur grossesse pouvaient avorter avec l’approbation de deux médecins. En 1989, à la fin de la dictature de Pinochet (1973-1990), cette exception fut abrogée, en argumentant que « à la lumière des progrès de la  médecine, l’avortement thérapeutique n’était plus justifié, sous aucune circonstance ».

En conséquence, et jusqu'aujourd'hui, la loi chilienne considère la femme et la valeur de sa vie comme un bien juridique, subordonné au fœtus en gestation. Cette idée est renforcée par la constitution chilienne dans son article 19 : « La loi protège la vie de celui qui va naitre ». 
           
Constitution Chilienne. CPR Art.19° D.O. 24.10.1980