mardi 12 novembre 2013

Guatemala, crimes de guerre et violences contre les femmes

Hommage à celles 
qui ont rompu 
le silence



Par Léa Lemay Langlois et Patricia Vargas

Le 16 octobre 2013 à Nebaj, dans la région du Quiché au Guatemala, les femmes du Centre pour l’action légale en droits humains (CALDH) et d’autres organisations de promotion et défense des droits des femmes ont rendu hommage aux victimes de violence sexuelle qui ont témoigné durant le procès pour génocide et crimes de guerre à l’encontre de l’ex-dictateur Ríos Montt. L’évènement, qui a rassemblé près de 200 femmes de différentes régions du Guatemala, visait à souligner le courage de celles qui ont osé prendre la parole et lever le voile sur les actes de violence commis durant le conflit armé. 

Organisé par les femmes, pour les femmes, ce rassemblement se voulait un acte de reconnaissance envers celles qui ont été la voix des milliers de femmes vivant la même réalité et qui ont permis d’intégrer dans la discussion nationale le sujet longtemps ignoré de la violence sexuelle. 

L’activité cherchait également à ouvrir un espace d’échange et de valorisation, dans une société patriarcale encore fortement marquée par des structures de discrimination à l’encontre des femmes.

Pour comprendre l’importance et le courage des femmes qui ont offert leur témoignage durant le procès pour génocide, un retour en arrière s’impose1 . Durant le conflit armé, les violations et autres formes de violence sexuelle, en tant que stratégie militaire planifiée et dirigée par les plus hauts dirigeants militaires, ont été commises de façon massive, systématique et réitérée. Les femmes autochtones ont été attaquées en tant qu’« ennemi interne », terme construit à partir de la doctrine de sécurité nationale afin de désigner le peuple maya comme un allié naturel de la guérilla et ainsi justifier son élimination. 

En ce sens, la violence sexuelle commise durant le conflit armé est un fait constitutif du génocide commis à l’encontre du peuple maya. Elle a été utilisée pour détruire les femmes et de cette façon, détruire l’« ennemi » puisque l’élimination des premières entraîne celle de ses descendants. En plus d’avoir constitué un objectif matériel de la stratégie militaire, la violence sexuelle a été utilisée afin de déshonorer les hommes et les communautés entières. 

En effet, dans un contexte culturel de patriarcat, les femmes sont responsables de porter l’honneur et la dignité des hommes, de la famille et de la communauté. En ciblant les femmes lors de ses attaques, l’armée entendait démoraliser et dominer l’« ennemi ». De ce fait, les femmes ont dû, en plus de souffrir les conséquences physiques de la violation sexuelle, porter le poids de la honte et du rejet social, sans compter que bien souvent les viols ont été commis devant les yeux de l’époux, de la famille ou de la communauté. Plusieurs ont par la suite souffert de violence de la part de leur conjoint ou de d’autres hommes de la communauté, qui les considèrent coupables de la violence sexuelle dont elles ont été victimes.

Malgré l’atrocité des crimes commis envers ces femmes, la violence sexuelle a été ignorée par les tribunaux. Bien qu’une dizaine de sentences condamnatoires aient été émises à l’encontre d’ex-militaires ayant commis de graves violations aux droits humains durant le conflit, incluant les violations sexuelles, il n’existait aucune condamnation pour délits sexuels durant la guerre avant la sentence pour génocide rendue le 10 mai dernier -2 -. 

La violence sexuelle a donc été considérée de moindre importance et les autres violations aux droits humains telles que la torture, la disparition forcée et le meurtre ont été priorisées par les opérateurs de la justice. En effet, les enquêtes menées par le Ministère public ont généralement visé à prouver les faits constitutifs de ces délits au détriment des faits constitutifs de la violence sexuelle. En conséquence, les femmes sont perçues comme des victimes en tant qu’épouses, femmes, sœurs et mères des hommes torturés, morts ou disparus et non en tant que victimes de la violation de leurs propres droits pour avoir souffert de violence sexuelle.
 
Après plusieurs années de silence sur les atrocités commises, quelques femmes ont courageusement pris la parole et offert leurs témoignages dans le cadre du procès pour génocide. Pour ce faire, elles ont dû surmonter plusieurs obstacles, dont la préparation des témoignages réalisée par des hommes blancs, le rejet du témoignage à huis clos durant le procès oral, l’interprète de sexe masculin durant le témoignage et le risque d’être triplement stigmatisées en témoignant devant famille, fils et époux qui écoutaient pour la première fois leur histoire.
 
Grâce à leurs témoignages, le tribunal a reconnu la violence sexuelle comme un délit à part entière commis durant le conflit armé et condamné les accusés pour ce crime. En plus de la violation de leurs propres droits, le tribunal a reconnu que la violence sexuelle a été utilisée de façon systématique par l’armée afin d’exterminer le groupe ethnique maya ixil, démontrant l’intention constitutive du délit de génocide. Soulignons également qu’une force probatoire complète a été accordée aux témoignages de ces femmes, c’est-à-dire que l’existence des violations a été établie par le tribunal exclusivement sur la base du récit des victimes, alors que les tribunaux guatémaltèques exigeaient jusque-là une preuve de nature médico-légale.

Par ailleurs, le rôle clé des femmes qui ont participé au procès pour génocide est d’autant plus important que les actes commis durant le passé sont intimement liés à ceux du présent. En effet, l’impunité généralisée au Guatemala touche particulièrement les délits sexuels et les morts violentes de femmes. Le manque d’accès à la justice pour les femmes découle d’une part de la peur de dénoncer les crimes de violence sexuelle et du manque de confiance envers le système de justice et, d’autre part, de l’inefficacité de ce dernier à enquêter et sanctionner les responsables de ces crimes. 

La réponse du système judiciaire face à la violence contre les femmes témoigne de la permanence des schémas de discrimination, à travers lesquels les relations de pouvoirs historiquement inégales entre les hommes et les femmes continuent de se matérialiser, dans leur expression maximale, par le viol et la mort violente. L’expérience des femmes qui ont témoigné durant le procès pour génocide est donc fondamentale dans la lutte contre l’impunité qui uni les victimes de violence sexuelle du conflit armé et celles du présent.

L’événement organisé à Nebaj, a permis de rendre hommage à plus de 90 victimes de violence sexuelle durant le conflit armé impliquées dans la lutte pour la vérité, dont les 37 femmes Ixiles qui ont témoigné durant le procès pour génocide. À leur arrivée, les femmes étaient accueillies par les applaudissements des participantes alors qu’elles empruntaient le chemin parsemé de fleurs et de chandelles qui menait à leur siège. Une fois toutes les femmes confortablement installées, les activités ont débuté. 

Après le discours de bienvenue, les femmes ont pu regarder l’exposition de photos prises durant le procès. Par la suite, trois expertes invitées - 3 - ont présenté, respectivement, les impacts sociaux, juridiques et médiatiques pour les femmes du procès et de la sentence pour génocide et crimes de guerre. En après-midi, après la présentation d’un documentaire sur les femmes qui ont témoigné sur la violence sexuelle, chaque organisation a remis aux femmes un présent symbolisant la reconnaissance pour leur courage. 

Pour couronner la rencontre, les femmes ont dansé au son d’un groupe de marimba, instrument traditionnel guatémaltèque, jusqu’en soirée.

Ce rassemblement fût une expérience particulièrement touchante. L’espace ouvert a permis l’expression d’une profonde reconnaissance, admiration et soutien pour celles qui ont eu le courage de briser le silence sur les atrocités commises envers les femmes, parce qu’elles sont des femmes. Dans une société encore fortement marquée par une structure patriarcale, où les femmes sont victimes de discrimination constante s’exprimant par la violence commise sous toutes ses formes dans l’impunité presque totale, la création d’un tel espace est nécessaire. 

Ce rassemblement, en renforçant les liens de solidarité face à une réalité commune, contribue à leur valorisation et au renforcement de leur pouvoir et constitue un pas vers le changement des structures de discrimination.

 Notes :

1. Le contexte de la violence sexuelle durant le conflit armé, les obstacles surmontés par les femmes qui ont témoigné et les impacts de leur témoignage sont tirés du papier présenté par l’avocate Lilian Vasquez lors l’évènement: « Sanando heridas a través de la justicia » (Soigner les blessures par la justice). Avocate pour le Bufete judídico de Derechos Humanos, principale organisation partenaire d’ASFC au Guatemala, son allocution particulièrement intéressante lui a valu une invitation à participer au forum international organisé par CALDH les 14 et 15 novembre prochain sur les impacts du procès pour génocide dans le cadre de la justice traditionnelle.
 
2.  Bien que la Cour constitutionnelle ait annulé la sentence dix jours plus tard pour des motifs procéduraux dans une résolution questionnable autant du point de vue du droit national que du droit international (lire le billet), le fond de la sentence, soit la reconnaissance des violations ainsi que la condamnation, n’a pas été questionné. En ce sens, le fil conducteur de la stratégie de socialisation de la sentence de CALDH est que la sentence demeure en vigueur – la sentencia sigue vigente – et qu’il est essentiel pour les communautés de s’approprier son contenu.
 
3. Laura Montes de l’organisation Nosotras Las Mujeres, Liliann Ninneth Vasquez Pimentel du Bufete Jurídico de Derechos Humanos et Irma Alicia Velasquez Nimatuj, anthropologue sociale et journaliste. 


Source article et photos : Avocats Sans Frontières (Canada)