vendredi 28 septembre 2012

France d'outre-mer, sortir d'une économie administrée ?

 Projet de Loi  
"sur la régulation économique en Outre-mer" 

DISCOURS du MINISTRE DES OUTRE-MER devant le Sénat

Par Monsieur Victorin Lurel

DISCUSSION GéNéRALE AU SéNAT - 26 SEPTEMBRE 2012 : Victorin Lurel est né le 20 août 1951 à Vieux-Habitants (Guadeloupe). Président du conseil régional de la Guadeloupe de 2004 à 2012 et député socialiste de la 4e circonscription de la Guadeloupe depuis 2002, il a été nommé le 16 mai 2012 ministre des Outre-Mer.

Mesdames les Sénatrices, Messieurs les Sénateurs,

L’histoire des outre-mer dans la République est celle d’une longue marche vers l’égalité. Vers l’égalité réelle.

Cette histoire est riche d’épisodes et d’étapes qui ont rapproché les territoires et les peuples des outre-mer de cette aspiration puissante. 

Et c’est aujourd’hui avec la conviction d’œuvrer utilement pour retrouver ce chemin vers le progrès, que nous vous présentons le projet de loi sur la régulation économique dans les outre-mer.

C’est un honneur, Monsieur le Président, et une émotion particulière pour moi, vous le comprendrez Mesdames et Messieurs les Sénateurs, que d’être devant vous aujourd’hui à l’occasion de la discussion générale sur le projet de loi portant régulation économique dans les outre-mer.

A l’origine de ce texte, il y a en effet quelques constats simples mais qui sont ressentis durement et douloureusement, comme une injustice flagrante, par nos compatriotes des outre-mer.
 
Sur ces territoires, les prix de la plupart des biens et des services demeurent bien supérieurs à ceux de l’Hexagone (de 22% à 38,5% d’écart mesuré en 2010 par l’INSEE, pour les seuls produits alimentaires). Or, dans le même temps les revenus y sont notoirement plus faibles avec un revenu médian inférieur de 38%, toujours en 2010 selon l’INSEE.
 
Ces écarts ne datent pas d’hier. Et pendant longtemps, une même réponse a été formulée. Ou plutôt une litanie d’explications. Autant dire une fatalité qui ne dit pas son nom et qui frapperait pour toujours les outre-mer.

En substance : « Ces différences sont normales. Elles s’expliquent par le coût inévitable du fret aérien ou maritime, par la fiscalité locale, par ce que l’on appelle du joli terme fourretout de « coûts d’approche », par le coût du travail – également plus élevé dans les outre-mer -, par les coûts de stockage, par la taille forcément petite des marchés et donc des volumes de produits à commercialiser, et j’en passe... »
 
Pourtant, ces explications – que l’on peut entendre pour la plupart – ne résistent plus aujourd’hui à l’analyse fine de la situation réelle dans les outre-mer. Elles ne suffisent pas, en tout cas, à justifier les différentiels considérables de prix constatés entre l’Hexagone et les outre-mer dans la grande distribution, mais aussi dans la distribution spécialisée ; dans le commerce alimentaire, mais pas seulement ; ainsi que dans de nombreux tarifs : banque, assurance, téléphonie mobile, Internet à haut débit, billets d’avion...
 
Même la production locale aura à faire un travail de vérité et d’élucidation car même si elle fait face à un coût du travail plus élevé et à la cherté des intrants, elle bénéficie également d’incitations et d’aides publiques qui devraient la rendre plus compétitive.
 
Car nous ne parlons pas d’écarts relativement soutenables de 10, 15 ou même 20%.
 
Non. Nous parlons de chocolat en poudre que toutes les familles de l’Hexagone et des outre-mer ont sur leur table de petit déjeuner et que l’on trouvera à 3,10 € ici, à Paris, quand il pourra être à 4,40 € à La Réunion, à 5,43 € en Martinique, à 7,08 € en Guadeloupe et, même, à 7,50 € en Guyane !
 
Cet écart mesuré en 2009 dans un rapport de la Mission commune d’information outre-mer conduite par le sénateur Doligé, variait dans ce cas précis de 42 à 142 %. Trois ans après, hélas, de tels écarts demeurent.
 
Nous parlons de quatre pots de yaourts nature que l’on trouvera à 1,15 € dans l’Hexagone et jamais à moins de 2,30 € outre-mer. Là encore 100 % d’écart pour deux produits identiques de consommation courante.

Je pourrais allonger la liste des exemples, qui peuvent vous paraître anodins ou anecdotiques. Mais n’en doutez pas, Mesdames et Messieurs les Sénateurs, ils sont le témoignage de l’injustice criante que ressentent nos compatriotes outre-mer et qui peut être le ferment d’un sentiment d’abandon.

Il y a donc depuis des années dans les outre-mer des prix anormalement élevés par rapport à ceux pratiqués dans l’Hexagone. Cette situation, qui pèse sur les ménages les plus modestes, sur nos compatriotes les plus fragiles, quelques parlementaires des outre-mer – et j’en fus – l’ont dénoncée. Mais trop seuls, ils n’ont pas été écoutés.
 
Et il aura fallu des crises sociales retentissantes, il aura fallu que l’autorité de la République soit remise en cause, pour que ce sujet fasse enfin irruption dans le débat public national :

  • crise des carburants en Guyane puis en Guadeloupe à la fin 2008
  •  44 jours de grève et de blocage de l’économie en Guadeloupe et en Martinique début 2009, avec des répercussions en Guyane, à La Réunion et à Mayotte
  •  crise à la Réunion en 2010 et en 2012 
  •  crise à Mayotte en 2011

Depuis 2009, missions, rapports et études se sont succédés, d’horizons divers, pour décrire en détail les mécanismes de formation des prix outre-mer. La connaissance en la matière n’a jamais été aussi profonde.
 
Les nombreux travaux menés ici même au Sénat par les sénateurs Larcher, Doligé, Vergoz ou Desplan, qui se poursuivent également au sein de votre délégation outre-mer, ont permis d’explorer des pistes prometteuses.
 
Et je crois pouvoir dire qu’il y a aujourd’hui un large consensus pour admettre qu’il y a outre-mer un problème de « vie chère », qu’y répondre est une urgence politique et sociale et que l’intervention des pouvoirs publics est non seulement attendue, mais légitime.
 
Car, jusqu’ici, aucune solution durable n’a été trouvée
 
Les grèves et les manifestations ont montré leur limite et, surtout, leur danger pour des économies fragiles comme celles des outre-mer.
 
Le blocage des prix, tel que le prévoit la LODEOM votée en juin 2009, n’a jamais été appliqué faute, précisément, d’être applicable.
 
Les produits à prix « solidaires » à la Réunion, ou à prix « baissez bas » en Martinique ont été des expérimentations intéressantes, mais elles n’ont connu qu’un succès partiel, car limité géographiquement malgré la volonté de leur promoteur. En outre, elles risquaient d’être sans lendemain.
 
C’est donc forts de toute cette expérience accumulée que nous avons adopté une autre stratégie : celle qui consiste non plus à s’attaquer aux conséquences, mais bien aux causes identifiées de cette situation particulière aux outre-mer.
Seul le prononcé fait foi
 
Non plus aux prix de détail, qui sont la partie émergée de l’iceberg, mais aux prix de gros, en amont de la chaîne logistique, là où, à l’évidence, se situent les mécanismes de formation de prix excessifs.
 
Voilà pourquoi c’est un texte ambitieux et, à certains égards, révolutionnaire.

Il est la traduction de l’un des 30 engagements du président de la République François Hollande envers les outre-mer : je cite : lutter contre les monopoles et les marges abusives en renforçant les instances de contrôles et les observatoires des prix et des revenus ; favoriser la concurrence notamment en luttant contre les exclusivités accordées aux agences de marques et en créant en accord avec les régions des plateformes logistiques mutualisées pour la distribution alimentaire et artisanale ; mettre en place un « bouclier qualité-prix » grâce à des chartes entre la grande distribution et les producteurs locaux et si nécessaire, en encadrant les prix des produits de consommation courante ; encourager les circuits courts de distribution en favorisant la mise en marché des productions locales et favoriser l'organisation des consommateurs en introduisant la notion d'actions de groupe.
 
Ce projet de loi est la première réponse à cette feuille de route volontariste et courageuse.
La réglementation actuelle nous enferme dans un choix qui n’en est pas un car il ne règle rien : ne rien faire et cultiver le fatalisme, ou bloquer les prix et tomber dans l’économie administrée.
 
Or, nous savons tous : administrer les prix peut être nécessaire pour faire face à une situation exceptionnelle, mais cela ne saurait être une solution durable pour les économies des outre-mer.
 
Il faut donc s’attaquer au système de formation des prix c'est-à-dire aux causes de la vie chère, car les prix de détail ne sont que le résultat d’une accumulation de marges et de prix en amont.
 
Pour cela, il nous faut des outils nouveaux : intervention sur les marchés de gros, contrôle de la chaine logistique, lutte contre les exclusivités abusives, régulation de la grande distribution. Bref, une nouvelle « boite à outils » avec de nouveaux moyens d’investigation et de sanction de comportements qui conduisent aux prix trop élevés, à des marges et à des profits injustifiés.

Je tiens à souligner, avant d’en passer à la présentation des principales dispositions du projet, que le Gouvernement n’oublie pas nos concitoyens de Nouvelle-Calédonie et de Polynésie française. 

La plupart des dispositions présentées aujourd’hui relèvent de la compétence de ces territoires, et n’ont donc pas vocation à s’y appliquer. Il appartiendra aux autorités de ces deux territoires, si elles l’estiment opportun, de transposer celles des dispositions qu’elles jugent adaptées à leur situation locale. Pour sa part, le Gouvernement les accompagnera dans cette démarche, et veillera à ce que, dans les matières qui relèvent de sa compétence, comme les tarifs bancaires, les excès observés ne puissent perdurer.

L’article premier
du texte propose donc de réguler par décret les marchés de gros et – j’insiste – uniquement les marchés de gros, c’est-a-dire les marchés entre entreprises qui ne concernent pas directement le consommateur mais qui le pénalisent au final.

L’article 2
interdit les accords exclusifs d’importation lorsque ceux-ci vont à l’encontre de l’intérêt des consommateurs. Je précise, mais nous y reviendrons dans la discussion, qu’il ne s’agit pas d’interdire l’activité des grossistes-importateurs mais ceux-ci auront désormais à démontrer qu’ils sont un circuit d’approvisionnement efficace et compétitif afin de continuer leur activité.

L’article 3 étend le pouvoir de saisine de l’Autorité de la concurrence par les régions d’outre- mer qui, de par leur compétence de coordination économique, auront sur leur territoire les mêmes pouvoir de saisine que le ministre de l’économie, c’est-à-dire un pouvoir général de saisine quel que soit le secteur, qui leur permettra d’être les porte-paroles naturels de toutes les entreprises qui n’osent pas porter plainte elles-mêmes.
 
L’article 4 abaisse de 7,5 millions d’euros à 5 millions d’euros le seuil de contrôle des concentrations dans le commerce détail en outre-mer. Il s’agit de capter les opérations portant sur des surfaces moyennes supérieures à 600 m2, ce qui est significatif outre-mer.
 
L’article 5 rend davantage opérationnelle une disposition existante du code du commerce appelée « injonction structurelle », qui vise à sanctionner d’éventuelles rentes de monopole si celles-ci venaient à être constatées dans la grande distribution. Cet article a fait couler beaucoup d’encre car il est l’échelon ultime d’une grille de sanctions. Or, cette disposition est entourée de solides garanties juridiques qui en font ce qu’elle est : une mesure dissuasive qui n’a vocation à s’appliquer que pour combattre des comportements conduisant à des prix abusifs dans la grande distribution.
 
Enfin, à l’article 6 bis du projet adopté par la Commission des affaires économiques, la dernière disposition que le gouvernement a choisi d’intégrer par amendement : la mise en œuvre d’un « bouclier qualité-prix », qui est l’une des promesses du chef de l’Etat. Elle vient parachever l’édifice de ce projet de loi en prévoyant une mesure qui sera efficace à très court terme, dès la promulgation de la loi : l’organisation chaque année dans chaque territoire d’une négociation pour mettre en place des prix plafonds modérés visant un panier de produits de consommation courante.
 
L’amendement du gouvernement définit le cadre dans lequel se tiendront ces négociations mais, surtout, elle fixe en quelque sorte une obligation de résultat car faute d’aboutir, ce sont les préfets qui fixeront par arrêté le prix plafond d’un chariot –type représentatif.
 
Mais pour avoir mené une large concertation depuis la fin juin autour de ce projet de loi avec l’ensemble des acteurs de la vie économique et sociale des outre-mer, avec les élus, je sais que cette disposition, attendue, est impérative.

Chacun doit comprendre en effet que la «vie chère» est un authentique frein au développement des outre-mer. C’est une hypothèque lourde qui pèse sur la croissance de nos territoires, et cela depuis les crises sociales de 2009.
 
La crise financière que connaissent les économies développées y a sa part, bien entendu, mais la vie chère mine plus qu’on ne le pense la confiance entre les consommateurs et les entreprises.
 
Elle alimente une méfiance qui conduit les ménages à moins consommer, à se réfugier pour certains dans l’épargne de précaution, pour d’autres dans la spirale de l’endettement, voire du surendettement.
 
Elle alimente aussi des mécanismes d’alourdissement des coûts salariaux. Ainsi, les risques de boucles prix-salaires sont réels dans les outre-mer et la vie chère en est la cause principale.

Et ce sont les entreprises, leurs investisseurs, leurs salariés, leurs clients qui en pâtissent. 

Et c’est la croissance qui est en panne depuis des mois presque partout dans les outre-mer.
Oui, la question des prix et des coûts se pose à l’ensemble des agents économiques, et cela dans n’importe quel système. Aussi bien aux entreprises qu’aux ménages. Les prix élevés des carburants sont par exemple une charge pour tous ! Et lorsque l’on sait que les marges des uns sont aussi, en réalité, les coûts des autres, il me paraît clair qu’il est dans l’intérêt de tous que nous puissions aboutir à des résultats concrets.

Voilà donc un texte équilibré dont le but n’est pas de laisser croire que les coûts d’importation vont disparaître, ni que tous les prix s’aligneront un jour, comme par magie, sur les prix de l’Hexagone. Notre objectif est faire baisser les prix chaque fois que cela sera possible afin de rétablir la confiance de la population dans la loyauté des marges.

Mais si cette loi est une réponse au problème de la vie chère dans les outre-mer, elle n’est pas la seule que propose le gouvernement. C’est en effet un plan structuré de lutte contre la vie chère que nous avons initié.

La loi aura son rôle pour transformer à terme les structures, pour agir durablement. Mais à plus court terme, nous ouvrirons très rapidement des discussions, marché par marché, territoire par territoire, pour obtenir des baisses de prix négociées.
 
Nous l’avons déjà fait ces dernières semaines et avec succès :

sur les tarifs de téléphonie mobile ; mais aussi sur la bouteille de gaz à Mayotte que nous avons fait baisser de presque 10 euros, de 36 à 26 euros ; et sur les carburants, pas plus tard qu’hier, pour obtenir un effort des pétroliers de 3 centimes, alors même que tout le monde jugeait cela impossible. 


Très rapidement, également, en ce qui concerne les carburants, le projet qui vous est soumis permettra une régulation plus complète en matière de fixation des prix du carburant outre- mer. Dans ce nouveau cadre législatif, nous revisiterons le décret de 2010. Ce n’est pas mon décret, je l’ai suffisamment combattu pour dire aujourd’hui qu’il sera modifié dans le sens d’une plus grande transparence et d’une discussion approfondie sur les marges consentis aux professionnels.

Avant de conclure, je voudrais évoquer les dispositions du chapitre 2 qui concernent la mise à jour du cadre législatif des outre-mer par la voie de ratification d’ordonnances, d’habilitation pour des ordonnances nouvelles ou par la validation législative de loi de pays. 

Elles montrent que l’ensemble des outre-mer est concerné par le texte même si les collectivités qui relèvent de l’article 74 restent compétentes pour les questions économiques. 

Elles pourront s’inspirer de ce texte pour adapter leur propre législation si elles le souhaitent.
 
Je voudrais commenter plus particulièrement l’article 8 qui permet à un maître d’ouvrage en outre-mer d’échapper à l’obligation d’assurer 20% du financement de ses projets. Je ferai à ce sujet deux remarques :
 
- un dispositif dérogatoire existe déjà pour la Corse ; le législateur a donc déjà pris en compte des situations d’insuffisance de ressources de certaines collectivités.
 
- Il s’agit d’une possibilité et non d’une obligation ; l’Etat pourra donc choisir les dossiers prioritaires et n’utiliser cette disposition que dans des cas précis: investissement d’intérêt public majeur et faibles ressources de la collectivité concernée. (Exemple de l’ouest Guyanais et des communes du fleuve).
 
Voilà, Mesdames et messieurs les sénatrices et les sénateurs, les points essentiels du texte qui vous est soumis.
 
Avant de laisser toute sa place à nos échanges, je redis donc qu’il ne s’agit pas d’imposer une législation et une réglementation tatillonnes et figées.

Il ne s’agit pas davantage de stigmatiser les entreprises d’outre-mer qui sont, avec leurs salariés, les créateurs de valeur dans nos territoires.

Nous ne voulons pas réglementer - Nous voulons réguler

Nous ne voulons pas d’économie administrée, nous voulons davantage de concurrence.
 
Ce projet de loi cherche simplement à créer des instruments nouveaux de régulation qui n’ont vocation à n’être utilisés qu’en cas de besoin et au cas par cas, secteur par secteur, territoire par territoire.
 
Il faut aussi faire émerger un véritable contre-pouvoir consommateur, avec des associations de défense qui auront à prolonger les avancées réelles du texte.
Je n’ignore pas que certaines dispositions inquiètent. Je peux entendre cela. La nouveauté inquiète toujours, surtout quand elle s’attaque à des situations qui sont le résultat de sédimentations successives liées à l’Histoire et qui restent figées depuis des décennies.
 
J’entends bien que certains auraient préféré que nous ne fassions rien. Que nous attendions encore avant d’agir.
 
Je crois au contraire que les enjeux nécessitent aujourd’hui d’agir. Et d’agir vite.

C’est tout le sens de la mission que m’a confiée le Président de la République et le Premier ministre.
 
Je vous remercie.

Victorin Lurel



                                                Source : Service de Presse du Ministère des OUTRE-MER