lundi 17 juin 2013

Brésil, vers une reconnaissance des peuples originaires ?

Les faits d’abord : début juin, indiens de l’ethnie Terena et producteurs agro-industriels s’affrontent violemment à Sidrolândia dans l’Etat du Mato Grosso do Sul. Les Terenas, qui occupent la fazenda Buriti, une propriété qu’ils revendiquent comme partie prenante de leur territoire, sont violemment délogés par la police. Dans un premier temps, un arrêt juridique leur avait attribué les lieux mais cette décision a ensuite été révoquée par un autre tribunal saisi d’un recours du fermier-fazendeiro. Ce dernier détient un titre de possession en bonne et due forme. L’imbroglio est total. L’intervention policière fait 2 morts et une dizaine de blessés.

La fazenda est immédiatement réoccupée par les Terenas qui incendient le bâtiment principal de l’exploitation. Le bétail se trouvant sur le domaine doit être évacué d’urgence. Les militants indigènes amplifient leur mouvement occupant plusieurs propriétés des alentours.  Le lobby des « ruralistes » menace de prendre les armes. Le Gouvernement fédéral finit par envoyer sur place un détachement des Forces spéciales de l’armée pour rétablir le calme. A Sidrolândia, le problème est ancien, mais on a longtemps voulu fermer les yeux pour ne pas l’affronter. Il y a maintenant des victimes et des coupables des deux côtés, qui ne réussissent plus à se parler.

Conflit au nord et au sud

Au même moment à Brasilia, une délégation d’indiens Mundurukus occupe le siège de la FUNAI, la Fondation pour l’Indien, afin de protester contre la construction du barrage  de Belo Monte et de plusieurs usines hydro-électriques en projet le long du fleuve Tapajos en Amazonie. La Présidente Dilma Rousseff refuse de les recevoir et les renvoie à son Ministre de la Justice. Les indiens décident de prolonger le blocage du siège de la FUNAI pour une durée indéterminée. L’impasse résulte d’urgences stratégiques et de demandes sociales qui se croisent sans se rencontrer. Le dialogue est en panne. Pour mesurer les enjeux de ce combat qui déchire le pays du nord au sud, il faut remonter à ses origines.

Loin dans le temps. Au début des années 1970. A l’époque où le miracle économique relègue les indiens dans la marginalité. Ils avaient pourtant été l’objet de toutes les attentions des indigénistes dans les décennies précédentes et une institution avait été mise en place pour protéger leurs territoires, leur apporter des soins et généraliser l’éducation scolaire. Elle s’appelait le SPI, le Service de Protection aux Indiens. Une première réserve indigène, celle du Xingu, a même été créée en 1961.

La FUNAI au service des militaires

Mais après le coup d’Etat de 1964, le SPI, vidé de sa substance, entre en décadence. En 1967, le Procureur de la République Jader Figueiredo fait procéder à un audit des postes indigènes du Service, suite à de graves dénonciations au Congrès. Corruption, dilapidation de fonds publics, travail forcé au profit des grands propriétaires terriens, confiscation des récoltes des communautés indigènes pour les propres besoins des responsables de postes du SPI, mauvais traitements, le tableau est apocalyptique. Le gouvernement militaire dissout le SPI, mais décide d’ignorer le rapport Figueiredo. Il ne sera redécouvert et mis à la disposition du public que récemment, par l’anthropologue Carlos Augusto da Rocha Freire, directeur du Musée de l’Indien à Brasilia et auteur d’une étude sur « la décadence de l’indigénisme au Brésil ».

Le SPI est remplacé par la FUNAI, la Fondation pour l’Indien dont la fonction, tout au long des années de dictature, est de faire un travail d’encadrement idéologique des indiens en leur apportant « les bienfaits de la civilisation moderne ». La revendication indigène ne devait pas pouvoir freiner la modernisation du pays, surtout dans l’espace amazonien.

Des indiens multiples, une revendication commune

Il faudra attendre 1985 et le retour à la démocratie, pour que la FUNAI change de politique. Sous la pression de l’église catholique qui s’engage dans ce combat à travers le CIMI, le Conseil Missionnaire Indigène, la Fondation pour l’Indien relance la question de la démarcation de réserves territoriales. En arrivant au pouvoir en 2002, le Président Lula renforce les fonctions de la FUNAI qui a désormais la compétence de préparer toute seule les nouveaux dossiers de démarcations des terres indigènes, sanctionnés ensuite par l’Exécutif.

Aujourd’hui, les réserves indiennes occupent 12,5% du territoire national, soit 1’069’424 km2 réparties en 503 territoires démarqués. La proportion de ceux qui se déclarent indigènes a aussi doublé : elle représentait 02% de la population au recensement de 1991, 0,4 en 2000. C’est la première fois dans l’histoire du pays que le nombre d’indiens augmente et c’est autant le résultat de la constitution des réserves que de la progression de la conscience identitaire.

Car tous les indiens ne vivent pas dans des réserves. Beaucoup sont des citadins plus intéressés par les progrès de l’ère moderne que par la sauvegarde de leurs traditions ancestrales. Et tous les indiens qui habitent les campagnes ne vivent pas en Amazonie. Beaucoup résident dans les régions du Centre-ouest où ils entrent en confrontation avec les exploitants des terres qui sont devenues le grenier de l’agro-business. C’est là que prend racine le conflit qui fait rage à Sidrolândia.

Le lourd passé de Sidrolândia

Ce lieu est en effet au centre d’une crise foncière qui remonte à l’époque de la guerre du Paraguay, entre 1864 et 1870. Les Terenas, installés dans la région s’engagent du côté brésilien. Après la victoire, l’Empire leur octroie, en signe de récompense la zone de Sidrolândia. Un décret stipule que « la terre indigène Buriti occupe une superficie de 2’060 hectares et englobe 9 villages dans lesquels vivent 3’302 indigènes ». En 1928, le Service de Protection aux Indiens, le SPI procèdera à la démarcation de ce territoire indigène. Cela n’empêche pas les colons blancs de s’y installer, encouragés par les autorités qui désirent peupler ces régions frontalières du Paraguay « d’habitants sûrs et contrôlables », donc si possible non-indiens.

En 1993, la FUNAI reconnaît finalement aux Terenas la pleine propriété de la terre de Sidrolândia qui devient une réserve indigène. C’est le prélude à une mesure d’expulsion des fazendeiros installés sur place à qui on n’a pas demandé leur avis. Ces derniers vont faire recours devant les tribunaux, c’est le début d’une longue bataille juridique et des escarmouches qui vont culminer en ce mois de juin 2013.

Aujourd’hui, le conflit porte sur 300 hectares, où se sont installés de force les Terenas, appartenant à la famille de l’ex-député Ricardo Bacha (PSDB) qui exige que la sentence d’expulsion des occupants soit exécutée. Face au blocage de la situation, le gouvernement décrète le gel des opérations de désoccupation et envoie les soldats de la Force Nationale pour rétablir l’ordre. L’agitation cesse mais c’est le début d’une crise politico-idéologique qui va secouer le pays.

En Amazonie, autre réalité, même combat

En Amazonie, la situation est inverse. Les territoires indigènes représentent 21% de l’Amazonie légale et 43% de la forêt est classée réserve naturelle. En théorie donc, l’espace ne manque pas aux indiens dans cet espace, pour vivre selon leurs traditions. Sauf que dans la pratique, les impératifs macro-économiques des politiques de développement successives viennent toujours tout remettre en question.

Dans les années 1970-1990, le déboisement et l’exploitation minière ont grignoté les territoires indigènes. Ainsi, dans l’Etat du Maranhão, 71% de la forêt primaire a été rasée, dont une bonne partie au sein des 42’390 km2 de terres indigènes démarquées qui occupent 52% du territoire de cet Etat. Sans perspective, les indiens du Maranhão sont menacés de disparition sur leurs propres terres.

Ce sont aujourd’hui les grands barrages, dont la construction est considérée comme une priorité stratégique par les autorités, qui menacent les tribus indigènes de la forêt. Ces mastodontes hydrauliques mangent certes beaucoup moins d’hectares que les surfaces déboisées pour faire de la place au bétail, mais ils déséquilibrent le mode de vie indigène traditionnel. C’est le cas du barrage de Belo Monte (voir Vision Brésil n° 11, février 2010), que dénoncent les manifestants Mundurukus de Brasilia. Ou bien ils menacent l’équilibre environnemental de toute une région peuplée de diverses tribus, comme les projets de 7 nouvelles centrales hydro-électriques sur le Rio Tapajos (voir Vision Brésil n° 33, avril 2012).

L’identité indienne comme détonateur

Le binôme, croissance économique et préservation des minorités indiennes, ne fonctionne plus. Comme dans les territoires du sud, il débouche sur une crise indigène. Partout, la crispation renvoie à la place de l’identité indienne dans le pays et dans la dynamique de modernité. Et il ne s’agit plus d’un débat de spécialistes, entre anthropologues. Les indiens de la nouvelle génération y tiennent leur place : beaucoup sont universitaires et utilisent leurs connaissances pour valoriser et médiatiser leur culture traditionnelle.

Valdelice Veron, une des figures de proue de la rébellion de Sidrolândia est docteur en anthropologie de l’Université de São Paulo. 75 des 6’000 indiens qui occupent la fazenda Buriti ont achevé une formation supérieure. « « Aujourd’hui, il n’est plus possible de tromper notre peuple, affirme Valdelice Veron. Avant, on croyait que l’école allait effacer notre mémoire identitaire. Mais c’est le contraire, l’éducation nous aide à valoriser encore plus notre culture ». Et à questionner avec force l’identité profonde du pays.

Ainsi, pour Arnaldo Bloch, écrivain, les indiens sont devenus, avec leurs succès et leurs erreurs, les protagonistes des mouvements de protestation au Brésil. « Ils sont le fer de lance de la fibre nationale. Ce sont eux qui, de manière diffuse catalysent toute l’indignation qui ne trouve pas d’issue à travers l’action des lobbies ou les tractations politiques de couloirs ». Et de poursuivre : « avant, l’indien faisait tout ce qu’il pouvait pour paraître blanc. Aujourd’hui, cette farce idéologique est terminée, la dynamique s’est inversée. S’identifier aux indiens est même devenu un exutoire pour une demi-douzaine d’enthousiastes anonymes ».

On est encore loin d’une vraie reconnaissance

« Mais attention à ne pas se tromper, poursuit Arnaldo Bloch, dans leur majorité, qu’ils soient blancs, métis ou noirs, qu’ils soient urbains ou ruraux, les brésiliens non-indigènes détestent les indiens. Pour le sens commun, l’indien est encore et toujours perçu comme un marginal sans futur qui ne mérite pas le triste sort qu’il a, mais enfin… » Or l’identité indienne, pour Arnaldo Bloch ce n’est pas. Ce n’est ni l’incarnation du sauveur de la patrie, ni celle du perdant en voie d’extinction.

« La nation indigène est faite d’une immense diversité d’héritages. Il y a des villages indiens au bord des routes qui sont totalement acculturés, il y a des indiens qui vivent dans des ocas collectives en pleine forêt et s’activent à revaloriser leurs langues originales. Il y a des groupes qui luttent pour préserver la biodiversité, et d’autres qui participent au trafic de destruction du patrimoine environnemental. Il y a des indiens chrétiens qui acceptent Jésus Christ tout en  restant connectés à leurs propres ancêtres. Et d’autres qui se connectent aux réseaux sociaux d’internet. Il n’y a pas un indiens mais des indiens. Mais tous autant qu’ils sont, ont intellectuellement le sentiment de ne pas être respectés par la société. C’est en cela qu’ils forment désormais une nation et c’est pourquoi ils sont aujourd’hui à l’avant-garde de la protestation au Brésil ».

Pourquoi tout le monde devrait-il payer les erreurs du passé ?

Pas d’accord du tout, répond Denis Rosenfield, professeur à l’Université Fédérale du Rio Grande do Sul, « il y a le temps de l’éloge et celui de la critique. S’il y a une dette à payer aux indiens, il est juste qu’elle soit payée par tous et pas seulement par les entrepreneurs ruraux ». Pour ce philosophe, figure de proue de la nouvelle droite brésilienne, les indigènes ont été victimes de la colonisation brésilienne, plus exactement de l’action de l’église et de l’Etat dans le passé. L’agriculture moderne ou l’élevage agro-industriel ne sont en rien responsables de cet état de fait.  « Et donc, lorsqu’un exploitant rural est exproprié pour faire de la place à une réserve indigène, il devient à son tour une victime, car il n’est pas responsable de ce qui s’est fait avant son arrivée ».

Et Denis Rosenfield d’attaquer vigoureusement la « dérive de la FUNAI » qui sous l’influence du CIMI, le Conseil Missionnaire Indien de l’Eglise catholique,  « participe d’une campagne idéologique visant à exonérer le clergé de ses fautes passées et culpabiliser le grand capital rural d’aujourd’hui. Il y a 530’000 indiens qui vivent dans les campagnes, selon les projections de l’IBGE (Institut Brésilien de la Statistique) et 400’000 qui résident dans les centres urbains. Si il y a une dette à payer à la population indigène, elle doit être payée collectivement par nous tous, à travers l’argent des impôts qui devrait servir à racheter les terres destinées à créer des réserves et non par l’expropriation les propriétaires ruraux. Ce n’est pas en commettant une nouvelle injustice que l’on réparera l’injustice ».

Blocage des routes et grogne des « ruralistes »

L’argument de Denis Rosenfield ne manque pas non plus de pertinence. Et il contribue à attiser la confrontation. Ainsi, le Front Parlementaire des Agro-éleveurs, qui regroupe 120 députés au Congrès et 13 sénateurs a organisé un blocage des routes nationales dans 6 Etats du pays, le 14 juin, pour revendiquer « une justice pour tous : là où il y a de l’espace, il y a une place pour produire et survivre sans conflit ».

Derrière ce slogan rassembleur se cachent 4 revendications mettant fondamentalement en cause les acquis de la lutte indienne : suspension immédiate des démarcations de terres, transfert au Congrès de la compétence pour procéder à ces démarcations, actuellement aux mains de l’Exécutif, retrait à la FUNAI du droit de réaliser des études anthropologiques pour justifier la création de réserves indigènes et révision de la loi qui octroie aux indiens des privilèges liés à leur origine ethnique.

Des autorités qui temporisent…

Débordées par une radicalisation qu’elles n’avaient pas vu venir, les autorités tentent de calmer le jeu en gagnant du temps. Elles ont ainsi décidé de geler le processus de démarcation des terres dans la région de Sidrolândia ainsi qu’au Rio Grande do Sul et au Paraná, les Etats où les conflits sont aujourd’hui les plus violents. Le pouvoir discrétionnaire de la FUNAI dans la préparation des dossiers d’expropriation a aussi été réduit.

Dorénavant, l’EMBRAPA, l’Entreprise Brésilienne de Production Agricole, qui dépend du Ministère de l’Agriculture et représente les intérêts des producteurs ruraux devra être partie prenante de l’étude de ces dossiers. Il n’est pas question, cependant, pour la Présidence, de se défaire du droit de décider des démarcations de réserves indigènes au profit du Congrès.

… Et un retour au calme plus que provisoire

Un calme précaire est maintenant revenu à Sidrolândia, contrôlée par les soldats de la Force Nationale. Les indiens Mundurukus ont levé le siège de la FUNAI à Brasilia, mais rien n’est résolu : « si la voie pragmatique dans laquelle semble s’engager le gouvernement se confirme, nous allons vers une pacification, prédit Denis Rosenfield, mais dans le cas contraire,  si l’idéologie continue à prédominer, la route sera ouvertes pour de nouvelles convulsions sociales et de nouvelles tragédies entre indigènes et blancs ».

« Seule une reconnaissance sincère des injustices commises à l’égard des indiens à différents moments de notre histoire et la réparation de ces injustices permettront à l’Etat brésilien de mettre en place une politique d’apaisement qui tienne compte des demandes actuels des peuples indigènes », pense au contraire l’anthropologue Carlos Augusto da Rocha Freire. On est loin d’avoir résolu la question…


Source : Article et photos
du blog de Jean-Jacques Fontaine Vision Brésil