dimanche 14 juillet 2013

Chili, limites de l’interculturalité et répression des Mapuches

Bilan de la judiciarisation
 des droits des peuples autochtones au Chili

Par Leslie Cloud

Cet article de Leslie Cloud se fonde sur une intervention présentée dans le cadre du séminaire SOGIP “Perspectives comparatives sur les droits des peuples autochtones 2012-2013”. Bilan de la judiciarisation des droits des peuples autochtones au Chili depuis la ratification de la Convention 169 de L’Organisation Internationale du Travail (OIT) sur les droits des peuples autochtones. De nombreux conflits territoriaux-environnementaux ont donné lieu, ces dernières années, à un recours accru aux tribunaux. Le Chili fait figure d’exception en Amérique Latine dans la mesure où il ne reconnaît pas de droits aux peuples autochtones dans sa Constitution.

 Les politiques de « développement » des gouvernements successifs de la Concertación, puis de droite sous la Présidence de Piñera (2010-2014), appliquées en territoires ancestraux autochtones (exploitation, contamination ou destruction des habitats autochtones causés par la construction et le fonctionnement de centrales hydroélectriques, routes, exploitation de forêts de pins et d’eucalyptus, aéroport, etc.) ont généré de nombreux conflits territoriaux-environnementaux et donné lieu, ces dernières années, à un recours accru aux tribunaux. 

Si le gouvernement de M. Bachelet a ratifié en 2008 la Convention 169 de l’OIT sur les droits des peuples autochtones et tribaux (plus loin citée comme la Convention, la C. 169), la violation de ses dispositions par le droit national fait ressortir la responsabilité des tribunaux dans la mise en œuvre des droits pour les peuples autochtones du Chili. Nous présenterons une évaluation de quatre années d’intense judiciarisation des conflits environnementaux-territoriaux, pour contribuer à la réflexion dans le champ des droits des peuples autochtones au Chili.

1. La ratification de la Convention 169 et la judiciarisation des conflits environnementaux-territoriaux

Jusque la ratification de la C. 169 de l’OIT par la Présidente M. Bachelet en septembre 2008, les droits reconnus aux peuples autochtones du Chili étaient fragilement protégés par deux lois adoptées en 1993 et 2008, toutes deux à valeur infra-constitutionnelle. Dans des situations où ces lois entraient en conflit par exemple avec la loi générale de service électrique de 1982, le code des eaux de 1981 ou encore le code des mines de 1983, la protection spéciale des terres autochtones cédait devant l’impératif de modèle économique néolibéral soutenu par ces législations et la constitution elle-même. 

Dans ce contexte juridique, les recours en justice présentés par les Mapuche en défense de leurs habitats menacés par l’industrie extractive ou des grands projets industriels étaient systématiquement perdus.

En raison de la grande vulnérabilité des droits autochtones au Chili, et en écho au développement du constitutionnalisme à horizon pluraliste dans les pays de la région (Yrigoyen, 2013), des communautés et organisations mapuche réclamèrent avec chaque fois plus de force, la reconnaissance constitutionnelle des droits des peuples autochtones ainsi que la ratification de la C. 169. Après 20 ans de débats au sein du gouvernement et du congrès, la Présidente M. Bachelet ratifia la Convention le 15 septembre 2008. 

Dès son adoption, les premiers recours en justice furent présentés en défense de l’habitat mapuche en application de la C. 169. Ces recours étaient fondés sur la base d’une stratégie juridique en apparence solide qui prétendait annuler toute mesure administrative ou loi qui intéressait les peuples autochtones et qui aurait été adoptée sans que ces derniers aient été consultés en vue d’obtenir leur consentement (droit au consentement préalable, libre et éclairé- CPLE, art. 6 de la Convention).

2. La judiciarisation de la Convention 169 de l’OIT : une stratégie qui révéla de nombreux imprévus 

On entend par judiciarisation, le recours stratégique des justiciables au système judiciaire, afin que celui-ci consacre l’interprétation spécifique d’un ou plusieurs droits en vue d’une solution favorable. Les succès des stratégies de judiciarisation dépendent de plusieurs facteurs, notamment du dynamisme de la culture juridique des différents agents qui interviennent dans le processus de résolution judiciaire ; de l’offre juridique disponible en terme de droits et de recours en justice, ainsi que de facteurs éminemment politiques. Les risques d’une telle démarche pour le justiciable sont d’obtenir l’effet opposé de celui recherché, c’est-à-dire que les tribunaux fixent une interprétation d’un droit défavorable au justiciable.

En l’espèce, la judiciarisation de la C.169 de l’OIT commença par une judiciarisation « négative », portée par des parlementaires et destinée à empêcher la ratification de la C.169 puis à en diminuer la portée. Cependant, la « judiciarisation négative » de la convention apporta au final le motif de la judiciarisation postérieure, « positive » de l’article 6 de la C.169. 

 En effet, la réticence de nombreux congressistes à adopter la C. 169 de l’OIT les incita à présenter deux recours constitutionnels, en 2000 et 2009 afin que le tribunal constitutionnel se prononce sur la constitutionnalité de la Convention. Dans sa première décision du 4 août 2000 (rol N° 309) le tribunal indiquait que l’article 6 de la Convention était directement opératoire, du fait de son caractère « auto-exécutoire ». 

En conséquence, l’Etat et son administration seraient obligés de consulter les peuples autochtones pour toute mesure législative ou administrative susceptible de les affecter. Sur la base de la jurisprudence installée par le tribunal constitutionnel, furent présentés de nombreux recours de protection en défense de l’habitat mapuche menacé par l’industrie extractive ou des grands projets de développement, ou bien en refus à des normes préjudiciables aux peuples autochtones, au motif que leurs autorités représentatives n’avaient pas été consultées conformément au C. 169.

3. Analyse des principaux recours de protection présentés entre 2009 et 2012

L’analyse de treize recours de protection présentés entre 2009 et 2012 nous permet de dégager les grandes caractéristiques du processus de judiciarisation des conflits environnementaux territoriaux en terres ancestrales autochtones, principalement mapuche.

3.1 D’une part, il ressort que cette nouvelle stratégie a connu un certain succès auprès des cours d’appel de province où huit de ces treize recours avaient été déclarés recevables
 
Sur ces huit recours, trois furent cassés par la Cour Suprême (CS) ; parmi les cinq recours rejetés par les cours d’appel (CA), deux furent admis par la CS et les autres rejets confirmés. Les décisions de rejet dictées par la CS étaient généralement fondées sur l’assimilation du processus de participation citoyenne établi par la loi de l’environnement n°19.300 de 1994 au mécanisme de consultation de l’article 6 de la C.169 de l’OIT. Parmi les six décisions favorables rendues par la CS sur les 13 recours soumis, quatre confirmaient une décision d’appel. Dans les circonstances où la CS confirmait l’admission d’un recours de protection qui appliquait un droit autochtone, au sein de trois décisions, la CS supprimait l’ensemble ou grande partie des considérants relatifs à la thématique autochtone afin de ne pas créer de jurisprudence nationale en la matière.

3.2 Une analyse affinée des argumentations présentés par les demandeurs (avocats et Mapuche), et de celles retenues et promues par les chambres judiciaires, traduit une progressive mais timide pénétration du droit international des peuples autochtones, et une extension du catalogue des droits fondamentaux considérés comme violés.

Concernant ce second point, l’article 20 de la Constitution chilienne conditionne la réception du recours de protection à la violation d’un droit fondamental, listé au sein de l’article 19. Or le droit constitutionnel chilien protège peu de droits dits de troisième génération ; dans cette catégorie, elle reconnait seulement le droit de vivre dans un environnement sans contamination. La constitution ne prévoit pas non plus de recours de protection collectifs comme la figure de l’amparo collectif de la constitution argentine (art. 43). 

Pour défendre les droits des peuples autochtones à travers des recours de protection, les avocats devraient interpréter les droits fondamentaux de la constitution à la lumière des droits des peuples autochtones applicables au Chili, selon la méthode adoptée par la Cour Interaméricaine des droits de l’Homme (Cidh) dans l’interprétation de la Convention américaine des droits de l’Homme. (Voir l’intervention de Karine Rinaldi dans la même séance du séminaire). Dans ce contexte, on observe une identification progressive des violations des droits des autochtones à différents droits fondamentaux

 Les premiers recours invoquaient essentiellement la violation du droit de vivre dans un environnement sans contamination ; ce droit est invoqué dans huit des treize recours ; puis dès 2010, furent invoqués exclusivement ou en complément, la violation du droit à l’égalité devant la loi pour non application de la C. 169 (dix recours), à la vie (quatre recours), de la liberté de culte (liberté de conscience, manifestation de toutes les croyances et exercice libre de tous les cultes qui ne s’opposent pas la morale, aux bonnes coutumes ou à l’ordre public, art.19. 6 de la constitution) (six recours), à l’exercice d’une activité économique (six recours) et du droit de propriété (trois recours).

Dans les circonstances où la cour d’appel déclarait recevable le recours, elle le faisait majoritairement sur la base de la violation du droit de vivre dans un environnement non contaminé (cinq recours) et quatre décisions reconnaissaient une violation de l’égalité devant la loi en raison du non exercice de la consultation ; en revanche, trois décisions constataient la violation du droit à la vie, une seule décision reconnaissait la violation de la liberté de culte et une seule décision celle du droit de propriété. 

Parmi les décisions favorables aux peuples autochtones dictées par la CS, trois décisions retenaient la violation exclusive du droit de vivre dans un environnement non contaminé, deux décisions retenaient la violation exclusive de l’égalité devant la loi, et une décision reconnaissait la violation simultanée du droit de vivre dans un environnement non contaminé, du droit à la vie et du droit de propriété. Aucune des décisions de la CS ne constata la violation de la liberté de culte.

Il ressort de l’analyse des motifs juridiques des demandes et des décisions de justice que chronologiquement et stratégiquement, le droit de vivre dans un environnement libre de contamination était le droit privilégié tant par les demandeurs que par les tribunaux, dés lors qu’il ne faisait pas à priori appel à des intérêts spécifiques autochtones mais à un droit dont l’intérêt considéré universel était « culturellement accepté » par les opérateurs du droit. 

En revanche, la violation de la liberté de culte invoquée six fois n’a été retenue qu’une seule fois et au niveau seulement de la CA. De même, le droit à la vie, considéré dans sa dimension collective et interprété par le système interaméricain des droits de l’Homme comme directement lié au droit au territoire, n’a été invoqué qu’à trois reprises par les demandeurs.

En ce qui concerne le droit autochtone invoqué, onze recours invoquent la violation de l’article 6 de la Convention. Au fil des recours, d’autres articles de la Convention sont progressivement introduits par les demandeurs : d’abord les 13, 14, 15 puis 4.1, 7, 1, 2, 8.2 et 16. Parmi ces articles et au sein des huit décisions favorables des cours d’appel, la violation de l’article 6 a été retenue six fois (CPLE), celle de l’article 13 (relation spirituelle avec la terre), quatre fois ; et celle de l’article 7 (droit de participation), trois fois. 

La Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones (DDPA) n’a été invoquée qu’à deux reprises par les demandeurs (art. 25) et sa violation a été vérifiée dans ces deux circonstances par la cour d’appel saisie. Une seule décision de la CA se réfère à titre de précédent à une jurisprudence de la Cidh, sans même que cette jurisprudence ait été invoquée par les demandeurs. En revanche, parmi les six décisions favorables de la CS, seules deux décisions reconnaitront la violation de la C.169 et uniquement de l’article 6.

4. Bilan des quatre années de judiciarisation de la Convention 169

4.1 Une plus grande mais fragile sensibilisation à la réalité socio-culturelle autochtone et aux droits autochtones

Bien qu’une jurisprudence uniforme n’ait pu s’installer dans le pays en relation à l’application de la C. 169 de l’OIT, la stratégie de judiciarisation de l’instrument international influença sans doute, bien que timidement, la qualité de l’interprétation des droits des peuples autochtones au Chili. Et ce plus spécifiquement en favorisant une plus grande intériorisation par le personnel judicaire non seulement du droit international des peuples autochtones et de son interprétation en droit comparé au niveau régional et international, mais aussi de la relation des peuples autochtones du Chili en particulier du peuple mapuche avec son habitat, intégré par une biodiversité visible et invisible. 

On observe une plus grande sensibilisation à la réalité socioculturelle et spirituelle autochtone, favorisée par les recours à des expertises anthropologiques, généralement sollicitées, dans le cadre des recours de protection, afin de situer l’habitat et l’environnement socio-culturel autochtone, nécessaire à l’identification de l’affectation directe des collectivités autochtones concernées par le droit à la consultation et au consentement libre, préalable et éclairé de l’article 6 de la C.169 de l’OIT. 

En particulier, mais à titre exceptionnel, au sein d’une décision de justice qui concernait l’absence d’accès des autochtones à un site sacré considéré comme habité par une entité surnaturelle et qui était menacé de destruction, l’apport de l’expertise anthropologique est manifeste dès lors que la décision de la CA reprenait des paragraphes entiers du rapport anthropologique à titre de preuve (10).

4.2 La résistance de la culture juridique des agents du droit à la reconnaissance et l’application des droits autochtones

La récente ouverture des cours d’appel de province vers un respect plus intégral du droit des peuples autochtones contraste avec la résistance de la cour suprême à installer une jurisprudence qui intègre le droit international des peuples autochtones ; lequel est contraignant au Chili depuis la ratification de la C. 169 de l’OIT. Différents facteurs expliquent mais ne justifient pas cette posture. L’un d’entre eux concerne la culture juridique des agents du droit au Chili, encore peu habitués à un traitement collectif, pluriel ou divers, dans une dimension socio-culturelle du droit ; ni encore moins à considérer la possibilité de systèmes normatifs distincts du droit étatique. 

Il n’existe pas non plus au Chili de culture juridique des droits de l‘homme, en particulier permettant la pratique d’une interprétation évolutive et dynamique de ces droits. L’histoire de la CS illustre bien ces résistances. A sa création, la cour refusait de contrôler le respect des droits fondamentaux, puis adoptait la méthode originaliste du code civil concernant l’interprétation des libertés fondamentales. La Constitution chilienne adoptée en 1980 reconnait seulement un droit fondamental dit de troisième génération, lié à la protection de l’environnement et ce n’est que tout récemment, qu’a été adoptée en 2012 une loi anti-discrimination. 

Rappelons enfin, que le droit constitutionnel chilien ne reconnait aucun droit spécifique aux peuples autochtones, ni leur existence et que vingt années furent nécessaire pour que soit ratifiée la C. 169 de l’OIT. Un autre facteur lié à la culture juridique chilienne, réside dans la philosophie du noyau de l’ordre juridique chilien façonné sous la dictature militaire d’A. Pinochet pour assurer la vigueur d’une modèle économique néolibéral de privatisation de l’ensemble des ressources naturelles du territoire et leur appropriation par des monopoles transnationaux. 

Ces derniers font pression sur le gouvernement et le congrès pour assurer et maintenir la protection juridique de leurs intérêts, généralement situés au sein des territoires ancestraux autochtones. Un dernier facteur enfin est à identifier dans le centralisme de la gouvernance chilienne, située à Santiago, siège de l’exécutif, de la cour suprême de justice, du tribunal constitutionnel, et à Valparaiso, siège du congrès ; loin des réalités des communautés autochtones.

4.3 La décision du tribunal constitutionnel du 23 janvier 2013 et les risques de revirement de la judiciarisation de l’article 6

Une décision récente du tribunal constitutionnel remet en question sa jurisprudence passée relative au caractère exécutoire de l’article 6 de la C.169 et sur lequel se fondaient les stratégies de judiciarisation de la C.169. Dans sa décision du 23 janvier 2013 relative au recours présenté par 11 sénateurs et 45 députés à l’encontre d’un projet de réforme de loi de la pêche adopté sans consulter les peuples autochtones, le tribunal estima que la C.169 de l’OIT avait simple rang légal, que l’article 6 n’était plus « directement exécutoire » du fait de la mise en place, ce même 21 janvier 2013, d’une commission à deux chambres, chargée d’élaborer une loi sur la consultation, et que la loi de la pêche n’affectait pas spécialement les peuples autochtones de sorte que l’absence de consultation des peuples autochtones n’impliquait pas la nullité du projet de loi.

Les difficultés rencontrées par les différents agents du droit à répondre au moyen du droit national aux violations invoquées par les Mapuche affectés par l’altération de leurs habitats, révèlent les limites de l’interculturalité du droit au Chili et la situation d’un droit chilien incapable ou rendu incapable par l’interprétation qui en est faite, d’incorporer une réalité autochtone distincte. Les difficultés rencontrées par les défenseurs des Mapuche et les juges à argumenter et constater la vulnération du droit á la vie et de la liberté de culte de Mapuche affectés par l’altération de leurs habitats, sites sacrés compris, illustrent parfaitement ce désaccord entre un droit mapuche et le droit chilien. 

Par l’intermédiaire des expertises anthropologiques, certains Mapuche tentent de faire comprendre et donner la mesure des préjudices soufferts en exposant au grand jour des secrets de leur connaissance du cosmos et de leur micro-cosmos, jusqu’alors dissimulés par les anciens ou les autorités traditionnelles justement à des fins de préservation d’une intégrité culturelle mapuche et de leur habitat ; courant le risque que la révélation de leurs secrets les exposent à de plus amples menaces. 

Cette situation qui prétend soigner un mal par un autre mal, en illustrant les limites de l’interculturalité dans le champ du droit au Chili, et par delà celle des relations plus générales entre les Mapuche et l’Etat chilien, démontre l’urgente nécessité d’une adéquate coordination et d’un plus ample respect entre le droit chilien et le droit mapuche et l’ouverture de la culture juridique des agents du droit vers un traitement collectif, pluraliste et ouvert à la diversité culturelle du droit.

Notes complémentaires : 

Dispositions chiliennes 

- Constitución política de la República de Chile de 1980.
- Ley N° 19.253 de 1993, de “protección, fomento y desarrollo de los pueblos indígenas”
- Ley N° 20.249 de 2008, “sobre el espacio costero marino de los pueblos originarios”.

Instruments internationaux 

  • Convention américaine des droits de l’Homme (Pacte de San José), 1969 - en ligne ici
  • Convention 169 de l’OIT sur les peuples autochtones et tribaux, 1989 - en ligne ici
  • Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones, résolution adoptée par l’Assemblée Générale de l’ONU, 13 septembre 2007, A/RES/61/295 - en ligne ici
  • Jurisprudence nationale analysée (la plupart de ces décisions sont disponibles sur le site Centro de Politicas Publicas - en ligne ici)

Source : Site du SOGIP