et
l'espoir
Par Charmain Levy (1) - Traduit de l’anglais par Simon Morin
La
récente série de manifestations au Brésil aura pris tout le monde par
surprise, même jusqu’à ses militants les plus engagés, instigateurs du
Movimento do Passe Livre (MPL). L’ampleur de la mobilisation n’est pas
anodine. L’idée que le Brésil assisterait à la plus importante
mobilisation de sa société depuis la fin de la dictature militaire en
1985 est une idée dominante parmi les journalistes brésiliens ; à tel
point d’avoir été repris par certains internationalistes de gauche ainsi
que par certains analystes politiques. Toutefois, malgré l’engouement
auquel le Brésil et ses observateurs semblent assistés, nous croyons
qu'il faut prendre en compte les différentes séries de mobilisation
ayant eu lieu depuis le début des années 1990. Tout d’abord, il faut
rappeler que, dès 1992, la contestation des « caras pintadas »
revendiqua la destitution du Président d’alors et aujourd’hui sénateur Fernando Collor.
Différents types de
mouvements sociaux prirent aussi place en 1997, lorsque que le Mouvement
des Sans Terre (MST) mobilisa plus de 100 000 personnes pour marcher
sur la capitale nationale, Brasilia. 1998 et 1999 furent également deux
années de mobilisations importantes durant lesquelles des édifices
abandonnés furent occupés dans le Centre de Sao Paulo ainsi que dans
d’autres villes importantes du pays. Plus récemment encore, en juillet
2003, les mouvements sociaux urbains et ruraux occupèrent l’espace
public et différents édifices publics dans l’espoir d’obtenir une
réforme de la loi sur la terre. Enfin, Brasilia et les autres capitales
nationales voient se succéder chaque semaine, une manifestation après
l’autre regroupant des centaines de personnes de tous les horizons. On
ne peut donc pas nier le dynamisme de la société civile brésilienne du
21e siècle.
Malgré cela, les deux dernières semaines sont à prendre en
considération. La mobilisation sociale est sans contredit d’une ampleur
considérable. Mais encore, les organisations et les citoyens mobilisés
rendent l’analyse du mouvement d’autant plus intéressante. En effet, ce
qui a commencé par être une manifestation « traditionnelle » organisée
par le MPL, une petite organisation composée de jeunes étudiants et de
professionnels tout récemment diplômés, de la classe moyenne « B », est
devenue un mouvement ayant réussi à recueillir l’approbation et la
sympathie du public, et ce, malgré que les médias traditionnels aient
tenté de présenter les manifestants comme des vandales agressifs, alors
qu'en fait, ils ont été violemment réprimés par les forces de l’ordre.
Cette brutalité policière a d’ailleurs touché une corde sensible de la
population brésilienne, car les jeunes de la classe moyenne ne sont pas
les victimes habituelles de la violence politique. La répression est un
traitement habituellement réservé aux classes inférieures de la société.
Les manifestants ont ainsi appris à la dure qu'au Brésil, la primauté
du droit ne s’applique pas à tous sans discrimination, mais en fonction
de qui vous êtes (de votre race, de votre classe et de votre ethnie).
Malheureusement, force est d’admettre que les forces de l'ordre ne sont
pas là pour servir et protéger le public comme peuvent l’espérer ces
manifestants, mais là pour obéir aux ordres du gouvernement même si cela
va à l’encontre de la population à laquelle elle est censée être au
service. En conséquence, les images de brutalités policières, que les
médias traditionnels n’ont pu ignorer, ont multiplié les rangs des
protestataires par centaines de milliers. À ce stade de la mobilisation,
le mécontentement social ne s’exprimait plus seulement contre
l’augmentation de 10 cents pour les transports publics, mais en faveur
du droit de manifester et à l’encontre d’un État et de ses gouvernements incapables d’être véritablement redevables vis-à-vis de sa population.
Le hasard est ainsi fait que les manifesations des dernières semaines
bénéficièrent d’une tribune des plus exceptionnelles. En effet, elles
eurent lieu au même moment que la mobilisation turque, ayant fait déjà
le tour du monde, mais aussi au même moment que la soumission de Sao
Paulo pour l'Expo mondiale 2020 ainsi que durant la Coupe des
Confédérations ayant cours dans plusieurs capitales brésiliennes. Dans
ce contexte, le mécontentement de la population s’est affirmé à
l’encontre de l'image cultivée par l'élite politique brésilienne au fil
des ans, soit celle d'une puissance émergente (le « B » dans les BRIC),
d’un modèle démocratique exemplaire, qui comprend le foyer original du
Forum social mondial, le budget participatif et d'innombrables
politiques publiques visant à réduire la pauvreté d'un tiers de ce
qu'elle était.
La polarisation du conflit questionne donc le modèle
brésilien. Tant la gauche que la droite se retrouve ainsi face à un
modèle soit disant de réussite économique, de progrès, de réduction de
la pauvreté et de démocratie alors que le quotidien de la plupart des
Brésiliens et des Brésiliennes, n’étant pas si facile, les pousse à la
contestation de l’ordre établi. Les choses ont-ils pu être pire par le
passé? Certainement, mais désormais les citoyens s'attendent à plus de
la part de l'État et de ses gouvernements. Les Brésiliens en ont assez
de l'hypocrisie véhiculée par cette image de projets supposées profiter,
et qui est diffusée si fièrement sur la scène internationale et dans
les médias nationaux. Au même moment, un certain problème de classe
semble également s’affirmer en ce que l’ancienne classe moyenne se sent
intimidée et vraisemblablement inconfortable de partager les même lieux
publics, tels les avions et les salles de cinéma, avec leurs servantes
et plombiers, et ce, en plus d'être gouvernée par des ex-syndicalistes.
Une autre cause pour laquelle la protestation du MPL eu tant d’impact
chez la population brésilienne - c’est-à-dire des jeunes aux moins
jeunes, de la classe « A » à la classe « C », des grandes villes aux
petites villes - est sans doute en raison de l’émergence d’une nouvelle
classe sociale, que certains appellent la classe « moyenne ». Cette
nouvelle classe plus instruite s'attendrait maintenant à plus de l’État,
notamment à une meilleure redistribution de la richesse pour le bien de
la population et non seulement pour une minorité de mieux nantis. En
effet, les Brésiliens se sentent étrangers dans leur propre pays en
matière politique. Certaines études médiatiques montrent à ce sujet, que
la plupart des manifestants ne sont affiliés à aucun parti politique ni
n’ont quelques sympathies pour une formation particulière.
La plupart
d’entre eux n’ont jamais participé à des manifestations et plusieurs ne
se donneraient pas la peine d’aller voter si cela n’était pas
obligatoire. En période de croissance et de prospérité, les citoyens
attendent tout simplement à plus en termes de biens et de services
publics tels que la sécurité, la santé, les transports, l'éducation et
l'urbanisation. Les gens sentent qu'en tant que citoyens, qui paient
leurs impôts et travaillent, ils méritent mieux. Ils croient d’ailleurs
que l'État a la capacité de leur fournir ce qu’ils demandent et qu’il
faut simplement pour y parvenir la volonté politique nécessaire.
Un des objectifs des manifestants a également été d’envoyer un message
clair à l'élite politique désormais composée du Parti des travailleurs
(PT), un parti social-démocrate au pouvoir depuis les dix dernières
années. Le PT à cela de particulier. Il a commencé par être le parti des
mouvements sociaux pour ensuite être coopté par l’appareil du pouvoir
et ainsi intégrer parmi ses rangs l’ancienne élite en poste. Comme les
partis socio-démocrates européens, il possède une composition hétérogène
et suit une orientation en faveur de politiques macro-économiques
néolibérales. Le PT a ainsi toujours l'appui des «anciens» mouvements
sociaux, qui bénéficient de leurs propres orbites et publics
particuliers. Ces mouvements recueillent cependant moins de sympathie et
de reconnaissance que par le passé. Ils contestent souvent
l’orientation néolibérale du PT et sa politique de la vieille école
(voir mon article dans Globalizations 2012), mais toujours en y
demeurant favorable.
Un phénomène intéressant que nous pouvons observer
ces dernières semaines est que ces « vieux » mouvements et leurs alliés
de gauche au sein du PT sont complètement hors-jeu, et ce, même si
pendant des années ils ont été à l’avant plan dans la défense des biens
et des services publics et dans le questionnement de la répartition des
ressources pour les grands événements sportifs au nom de la nation.
Depuis que Lula a pris le pouvoir, ils continuent également à démontrer
leur présence et à négocier avec le gouvernement sur un calendrier
routinier de manifestation, qui met le gouvernement au courant de leurs
revendications, mais sans basculer suffisamment l’appareil du pourvoir
pour obtenir des changements substantiels.
La question qu'ils devraient
se poser est donc pourquoi ils ne parviennent plus à atteindre et
mobiliser le grand public comme le MPL ces dernières semaines? En effet,
à première vue, personne ne comprend complètement ce qui se passe
actuellement. Les mouvements sociaux traditionnels ne sont d’ailleurs
sortis dans les rues qu’une fois l’ambiance réchauffée. Ils ont de plus
continué à soutenir le PT et à le défendre contre les appels de la haute
classe moyenne et de l'élite politique traditionnelle voulant destituer
la présidente Dilma Rousseff et affaiblir les autres gouvernements du
PT, tel que l'administration Haddad à Sao Paulo.
Comment alors expliquer ces manifestations ?
Sur le plan structurel, le
Brésil a connu 25 ans d'économie néolibérale. Bien que le PT a accepté
la mise en place de programmes sociaux afin d’éliminer la pauvreté, la
redistribution de la richesse ne s’est réalisée que partiellement. La
croissance, tel qu’elle s’est manifestée, depuis quelques années, s’est
traduite par une concentration de la richesse, soit beaucoup plus pour
les riches, un peu pour les classes moyennes et quelques miettes pour
les populations pauvres. Lula a compris lui-même, durant sa présidence,
que l'État peut redistribuer la richesse, seulement grâce à des
changements majeurs. Cela démontre que, même à des niveaux élevés de
développement économique et de croissance, c’est-à-dire avec de plus
gros salaires et plus d'emplois, l'intervention du gouvernement est
nécessaire pour redistribuer la richesse collective à travers des
programmes sociaux parrainés par le gouvernement et visant 80% des moins
riches. Rien n’est pourtant aussi simple.
Le système politique
brésilien, ayant été décentralisé à la fin des années 1980, est le
terreau de lutte intestine entre les différents paliers de gouvernement.
Les municipalités et les États, étant responsables des services
sociaux, notamment la santé, le transport et l'éducation, se disputent
sur les politiques à adopter, et ce, afin de maintenir leur hégémonie
dans une culture régit par les pactes politiques des élites locales et
nationales luttant pour l'usage privé (tant individuelle que partisan)
de fonds publics. Dans le cas de la question du transport en commun, la
responsabilité est partagée entre le municipal et les gouvernements des
États. Ils appartiennent à des partis opposés - respectivement le PT et
le Parti de la social-démocratie brésilienne (PSDB) - qui sont en lice
pour la présidence lors des élections de 2014.
Autre fait intéressant, la réaction aux protestations est quasiment
autant intéressante que les manifestations elles-mêmes. D’une part, la
droite politique et l’aile de droite des classes « A » et « B » ont
tenté de capitaliser sur la contestation des dernières semaines au
profit du PT, les dépeignant comme corrompus et ne gouvernant pas dans
l'intérêt de la population. L'extrême gauche, pour leur part, voit dans
les manifestations l’étincelle qui éveillera un esprit révolutionnaire
poussant à la mobilisation générale et à la révolte à venir contre les
systèmes politiques et économiques. Quelques segments du PT tentent
également d’établir des contacts avec certaines organisations du
mouvement afin de les rédiger dans le cercle du parti et ainsi les
coopter pour garantir un retour à la normale le plus rapidement
possible. Fernando Haddad, le maire de Sao Paulo, a, pour sa part,
annulé la hausse dans le secteur des transports mais en considérant son
élection par les citoyens plus légitime que les actes spontanés de
perturbations collectives.
Ce qui se déroule cette semaine est également un féroce combat entre
les différentes formations politiques pour gagner les cœurs et les
esprits des manifestants. Cela a conduit à beaucoup de violence chez les
manifestants, spécialement sur le point à savoir si le MPL devait
renoncer aux actes antipartis de certains groupes de manifestants avec
qui les organisations du mouvement ne veulent pas être associées. Ainsi
donc, seul le temps nous dira si la protestation se développera en un
mouvement social « réel » ou si elle représente un nouveau type de
mouvement.
Pour calmer le mécontentement, les gouvernements du PT montrent des
signes d’ouverture. Ses représentants disent vouloir faire des
concessions afin de ramener l’ordre et le calme parmi la population.
Cependant, aucun bouleversement majeur ne semble être en vue. Il ne
semble pas qu'il y aura un changement de cap du gouvernement dans ses
politiques publiques. Tout au mieux, quelques concessions à des groupes
ciblés permettront une paix sociale à court terme. Chose certaine,
néanmoins, les gouvernements comprennent de plus en plus que la formule
« du pain et des jeux » n’empêchera pas le mécontentement de se
manifester de nouveau. La question est combien de concessions auront-ils
à faire pour calmer cette crise?
Enfin, une conséquence à prévoir pourrait bien être l’accentuation de
la polarisation sociale, spécialement si les gouvernements poursuivent
avec leur usage répressif des forces policières. De multiples morts
tragiques dus aux confrontations entre les manifestants et la police
pourraient certainement avoir un effet rassembleur parmi la population
brésilienne déjà indignée des abus de pouvoir et en faveur de leur droit
à manifester. Comme pour tout impact social à long terme, les
protestations indiquent qu'il suffit d'une étincelle pour allumer le feu
de l'indignation et pour revendiquer collectivement de meilleures
politiques dans l’intérêt de la majorité des citoyens et non seulement
dans celui de la nation, qui dans le passé a simplement représenté les
aspirations de l'élite politique et économique, déconnectée de la
réalité des masses.
Note :