Par Jean-Jacques Fontaine
Les
faits d’abord : début juin, indiens de l’ethnie Terena et producteurs
agro-industriels s’affrontent violemment à Sidrolândia dans l’Etat du
Mato Grosso do Sul. Les Terenas, qui occupent la fazenda Buriti, une
propriété qu’ils revendiquent comme partie prenante de leur territoire,
sont violemment délogés par la police. Dans un premier temps, un arrêt
juridique leur avait attribué les lieux mais cette décision a ensuite
été révoquée par un autre tribunal saisi d’un recours du
fermier-fazendeiro. Ce dernier détient un titre de possession en bonne
et due forme. L’imbroglio est total. L’intervention policière fait 2
morts et une dizaine de blessés.
La
fazenda est immédiatement réoccupée par les Terenas qui incendient le
bâtiment principal de l’exploitation. Le bétail se trouvant sur le
domaine doit être évacué d’urgence. Les militants indigènes amplifient
leur mouvement occupant plusieurs propriétés des alentours. Le lobby
des « ruralistes » menace de prendre les armes. Le Gouvernement fédéral
finit par envoyer sur place un détachement des Forces spéciales de
l’armée pour rétablir le calme. A Sidrolândia, le problème est ancien,
mais on a longtemps voulu fermer les yeux pour ne pas l’affronter. Il y a
maintenant des victimes et des coupables des deux côtés, qui ne
réussissent plus à se parler.
Conflit au nord et au sud
Au
même moment à Brasilia, une délégation d’indiens Mundurukus occupe le
siège de la FUNAI, la Fondation pour l’Indien, afin de protester contre
la construction du barrage de Belo Monte et de plusieurs usines
hydro-électriques en projet le long du fleuve Tapajos en Amazonie. La
Présidente Dilma Rousseff refuse de les recevoir et les renvoie à son
Ministre de la Justice. Les indiens décident de prolonger le blocage du
siège de la FUNAI pour une durée indéterminée.
L’impasse résulte d’urgences stratégiques et de demandes sociales qui
se croisent sans se rencontrer. Le dialogue est en panne. Pour mesurer
les enjeux de ce combat qui déchire le pays du nord au sud, il faut
remonter à ses origines.
Loin dans le temps. Au début des années
1970. A l’époque où le miracle économique relègue les indiens dans la
marginalité. Ils avaient pourtant été l’objet de toutes les attentions
des indigénistes dans les décennies précédentes et une institution avait
été mise en place pour protéger leurs territoires, leur apporter des
soins et généraliser l’éducation scolaire. Elle s’appelait le SPI, le
Service de Protection aux Indiens. Une première réserve indigène, celle
du Xingu, a même été créée en 1961.
La FUNAI au service des militaires
Mais
après le coup d’Etat de 1964, le SPI, vidé de sa substance, entre en
décadence. En 1967, le Procureur de la République Jader Figueiredo fait
procéder à un audit des postes indigènes du Service, suite à de graves
dénonciations au Congrès. Corruption, dilapidation de fonds publics,
travail forcé au profit des grands propriétaires terriens, confiscation
des récoltes des communautés indigènes pour les propres besoins des
responsables de postes du SPI, mauvais traitements, le tableau est
apocalyptique. Le gouvernement militaire dissout le SPI, mais décide
d’ignorer le rapport Figueiredo. Il ne sera redécouvert et mis à la
disposition du public que récemment, par l’anthropologue Carlos Augusto
da Rocha Freire, directeur du Musée de l’Indien à Brasilia et auteur
d’une étude sur « la décadence de l’indigénisme au Brésil ».
Le
SPI est remplacé par la FUNAI, la Fondation pour l’Indien dont la
fonction, tout au long des années de dictature, est de faire un travail
d’encadrement idéologique des indiens en leur apportant « les bienfaits
de la civilisation moderne ». La revendication indigène ne devait pas
pouvoir freiner la modernisation du pays, surtout dans l’espace
amazonien.
Des indiens multiples, une revendication commune
Il
faudra attendre 1985 et le retour à la démocratie, pour que la FUNAI
change de politique. Sous la pression de l’église catholique qui
s’engage dans ce combat à travers le CIMI, le Conseil Missionnaire
Indigène, la Fondation pour l’Indien relance la question de la
démarcation de réserves territoriales. En arrivant au pouvoir en 2002,
le Président Lula renforce les fonctions de la FUNAI qui a désormais la
compétence de préparer toute seule les nouveaux dossiers de démarcations
des terres indigènes, sanctionnés ensuite par l’Exécutif.
Aujourd’hui,
les réserves indiennes occupent 12,5% du territoire national, soit
1’069’424 km2 réparties en 503 territoires démarqués. La proportion de
ceux qui se déclarent indigènes a aussi doublé : elle représentait 02%
de la population au recensement de 1991, 0,4 en 2000. C’est la première
fois dans l’histoire du pays que le nombre d’indiens augmente et c’est
autant le résultat de la constitution des réserves que de la progression
de la conscience identitaire.
Car tous les indiens ne vivent pas dans
des réserves. Beaucoup sont des citadins plus intéressés par les progrès
de l’ère moderne que par la sauvegarde de leurs traditions ancestrales.
Et tous les indiens qui habitent les campagnes ne vivent pas en
Amazonie. Beaucoup résident dans les régions du Centre-ouest où ils
entrent en confrontation avec les exploitants des terres qui sont
devenues le grenier de l’agro-business. C’est là que prend racine le
conflit qui fait rage à Sidrolândia.
Le lourd passé de Sidrolândia
Ce
lieu est en effet au centre d’une crise foncière qui remonte à l’époque
de la guerre du Paraguay, entre 1864 et 1870. Les Terenas, installés
dans la région s’engagent du côté brésilien. Après la victoire, l’Empire
leur octroie, en signe de récompense la zone de Sidrolândia. Un décret
stipule que « la terre indigène Buriti occupe une superficie de 2’060
hectares et englobe 9 villages dans lesquels vivent 3’302 indigènes ».
En 1928, le Service de Protection aux Indiens, le SPI procèdera à la
démarcation de ce territoire indigène. Cela n’empêche pas les colons
blancs de s’y installer, encouragés par les autorités qui désirent
peupler ces régions frontalières du Paraguay « d’habitants sûrs et
contrôlables », donc si possible non-indiens.
En
1993, la FUNAI reconnaît finalement aux Terenas la pleine propriété de
la terre de Sidrolândia qui devient une réserve indigène. C’est le
prélude à une mesure d’expulsion des fazendeiros installés sur place à
qui on n’a pas demandé leur avis. Ces derniers vont faire recours devant
les tribunaux, c’est le début d’une longue bataille juridique et des
escarmouches qui vont culminer en ce mois de juin 2013.
Aujourd’hui,
le conflit porte sur 300 hectares, où se sont installés de force les
Terenas, appartenant à la famille de l’ex-député Ricardo Bacha (PSDB)
qui exige que la sentence d’expulsion des occupants soit exécutée. Face
au blocage de la situation, le gouvernement décrète le gel des
opérations de désoccupation et envoie les soldats de la Force Nationale
pour rétablir l’ordre. L’agitation cesse mais c’est le début d’une crise
politico-idéologique qui va secouer le pays.
En Amazonie, autre réalité, même combat
En
Amazonie, la situation est inverse. Les territoires indigènes
représentent 21% de l’Amazonie légale et 43% de la forêt est classée
réserve naturelle. En théorie donc, l’espace ne manque pas aux indiens
dans cet espace, pour vivre selon leurs traditions. Sauf que dans la
pratique, les impératifs macro-économiques des politiques de
développement successives viennent toujours tout remettre en question.
Dans
les années 1970-1990, le déboisement et l’exploitation minière ont
grignoté les territoires indigènes. Ainsi, dans l’Etat du Maranhão, 71%
de la forêt primaire a été rasée, dont une bonne partie au sein des
42’390 km2 de terres indigènes démarquées qui occupent 52% du territoire
de cet Etat. Sans perspective, les indiens du Maranhão sont menacés de
disparition sur leurs propres terres.
Ce
sont aujourd’hui les grands barrages, dont la construction est
considérée comme une priorité stratégique par les autorités, qui
menacent les tribus indigènes de la forêt. Ces mastodontes hydrauliques
mangent certes beaucoup moins d’hectares que les surfaces déboisées pour
faire de la place au bétail, mais ils déséquilibrent le mode de vie
indigène traditionnel. C’est le cas du barrage de Belo Monte (voir
Vision Brésil n° 11, février 2010), que dénoncent les manifestants
Mundurukus de Brasilia. Ou bien ils menacent l’équilibre environnemental
de toute une région peuplée de diverses tribus, comme les projets de 7
nouvelles centrales hydro-électriques sur le Rio Tapajos (voir Vision
Brésil n° 33, avril 2012).
L’identité indienne comme détonateur
Le
binôme, croissance économique et préservation des minorités indiennes,
ne fonctionne plus. Comme dans les territoires du sud, il débouche sur
une crise indigène. Partout, la crispation renvoie à la place de
l’identité indienne dans le pays et dans la dynamique de modernité. Et
il ne s’agit plus d’un débat de spécialistes, entre anthropologues. Les
indiens de la nouvelle génération y tiennent leur place : beaucoup sont
universitaires et utilisent leurs connaissances pour valoriser et
médiatiser leur culture traditionnelle.
Valdelice
Veron, une des figures de proue de la rébellion de Sidrolândia est
docteur en anthropologie de l’Université de São Paulo. 75 des 6’000
indiens qui occupent la fazenda Buriti ont achevé une formation
supérieure. « « Aujourd’hui, il n’est plus possible de tromper notre
peuple, affirme Valdelice Veron. Avant, on croyait que l’école allait
effacer notre mémoire identitaire. Mais c’est le contraire, l’éducation
nous aide à valoriser encore plus notre culture ». Et à questionner avec
force l’identité profonde du pays.
Ainsi,
pour Arnaldo Bloch, écrivain, les indiens sont devenus, avec leurs
succès et leurs erreurs, les protagonistes des mouvements de
protestation au Brésil. « Ils sont le fer de lance de la fibre
nationale. Ce sont eux qui, de manière diffuse catalysent toute
l’indignation qui ne trouve pas d’issue à travers l’action des lobbies
ou les tractations politiques de couloirs ». Et de poursuivre : « avant,
l’indien faisait tout ce qu’il pouvait pour paraître blanc.
Aujourd’hui, cette farce idéologique est terminée, la dynamique s’est
inversée. S’identifier aux indiens est même devenu un exutoire pour une
demi-douzaine d’enthousiastes anonymes ».
On est encore loin d’une vraie reconnaissance
« Mais
attention à ne pas se tromper, poursuit Arnaldo Bloch, dans leur
majorité, qu’ils soient blancs, métis ou noirs, qu’ils soient urbains ou
ruraux, les brésiliens non-indigènes détestent les indiens. Pour le sens
commun, l’indien est encore et toujours perçu comme un marginal sans
futur qui ne mérite pas le triste sort qu’il a, mais enfin… » Or
l’identité indienne, pour Arnaldo Bloch ce n’est pas. Ce n’est ni
l’incarnation du sauveur de la patrie, ni celle du perdant en voie
d’extinction.
« La
nation indigène est faite d’une immense diversité d’héritages. Il y a
des villages indiens au bord des routes qui sont totalement acculturés,
il y a des indiens qui vivent dans des ocas collectives en pleine forêt
et s’activent à revaloriser leurs langues originales. Il y a des groupes
qui luttent pour préserver la biodiversité, et d’autres qui participent
au trafic de destruction du patrimoine environnemental. Il y a des
indiens chrétiens qui acceptent Jésus Christ tout en restant connectés à
leurs propres ancêtres. Et d’autres qui se connectent aux réseaux
sociaux d’internet. Il n’y a pas un indiens mais des indiens. Mais tous
autant qu’ils sont, ont intellectuellement le sentiment de ne pas être
respectés par la société. C’est en cela qu’ils forment désormais une
nation et c’est pourquoi ils sont aujourd’hui à l’avant-garde de la
protestation au Brésil ».
Pourquoi tout le monde devrait-il payer les erreurs du passé ?
Pas
d’accord du tout, répond Denis Rosenfield, professeur à l’Université
Fédérale du Rio Grande do Sul, « il y a le temps de l’éloge et celui de
la critique. S’il y a une dette à payer aux indiens, il est juste
qu’elle soit payée par tous et pas seulement par les entrepreneurs
ruraux ». Pour ce philosophe, figure de proue de la nouvelle droite
brésilienne, les indigènes ont été victimes de la colonisation
brésilienne, plus exactement de l’action de l’église et de l’Etat dans
le passé. L’agriculture moderne ou l’élevage agro-industriel ne sont en
rien responsables de cet état de fait. « Et donc, lorsqu’un exploitant
rural est exproprié pour faire de la place à une réserve indigène, il
devient à son tour une victime, car il n’est pas responsable de ce qui
s’est fait avant son arrivée ».
Et
Denis Rosenfield d’attaquer vigoureusement la « dérive de la FUNAI »
qui sous l’influence du CIMI, le Conseil Missionnaire Indien de l’Eglise
catholique, « participe d’une campagne idéologique visant à exonérer
le clergé de ses fautes passées et culpabiliser le grand capital rural
d’aujourd’hui. Il y a 530’000 indiens qui vivent dans les campagnes,
selon les projections de l’IBGE (Institut Brésilien de la Statistique)
et 400’000 qui résident dans les centres urbains. Si il y a une dette à
payer à la population indigène, elle doit être payée collectivement par
nous tous, à travers l’argent des impôts qui devrait servir à racheter
les terres destinées à créer des réserves et non par l’expropriation les
propriétaires ruraux. Ce n’est pas en commettant une nouvelle injustice
que l’on réparera l’injustice ».
Blocage des routes et grogne des « ruralistes »
L’argument
de Denis Rosenfield ne manque pas non plus de pertinence. Et il
contribue à attiser la confrontation. Ainsi, le Front Parlementaire des
Agro-éleveurs, qui regroupe 120 députés au Congrès et 13 sénateurs a
organisé un blocage des routes nationales dans 6 Etats du pays, le 14
juin, pour revendiquer « une justice pour tous : là où il y a de
l’espace, il y a une place pour produire et survivre sans conflit ».
Derrière
ce slogan rassembleur se cachent 4 revendications mettant
fondamentalement en cause les acquis de la lutte indienne : suspension
immédiate des démarcations de terres, transfert au Congrès de la
compétence pour procéder à ces démarcations, actuellement aux mains de
l’Exécutif, retrait à la FUNAI du droit de réaliser des études
anthropologiques pour justifier la création de réserves indigènes et
révision de la loi qui octroie aux indiens des privilèges liés à leur
origine ethnique.
Des autorités qui temporisent…
Débordées
par une radicalisation qu’elles n’avaient pas vu venir, les autorités
tentent de calmer le jeu en gagnant du temps. Elles ont ainsi décidé de
geler le processus de démarcation des terres dans la région de
Sidrolândia ainsi qu’au Rio Grande do Sul et au Paraná, les Etats où les
conflits sont aujourd’hui les plus violents. Le pouvoir discrétionnaire
de la FUNAI dans la préparation des dossiers d’expropriation a aussi
été réduit.
Dorénavant, l’EMBRAPA, l’Entreprise
Brésilienne de Production Agricole, qui dépend du Ministère de
l’Agriculture et représente les intérêts des producteurs ruraux devra
être partie prenante de l’étude de ces dossiers. Il n’est pas question,
cependant, pour la Présidence, de se défaire du droit de décider des
démarcations de réserves indigènes au profit du Congrès.
… Et un retour au calme plus que provisoire
Un
calme précaire est maintenant revenu à Sidrolândia, contrôlée par les
soldats de la Force Nationale. Les indiens Mundurukus ont levé le siège
de la FUNAI à Brasilia, mais rien n’est résolu : « si la voie
pragmatique dans laquelle semble s’engager le gouvernement se confirme,
nous allons vers une pacification, prédit Denis Rosenfield, mais dans le
cas contraire, si l’idéologie continue à prédominer, la route sera
ouvertes pour de nouvelles convulsions sociales et de nouvelles
tragédies entre indigènes et blancs ».
« Seule
une reconnaissance sincère des injustices commises à l’égard des
indiens à différents moments de notre histoire et la réparation de ces
injustices permettront à l’Etat brésilien de mettre en place une
politique d’apaisement qui tienne compte des demandes actuels des
peuples indigènes », pense au contraire l’anthropologue Carlos Augusto
da Rocha Freire. On est loin d’avoir résolu la question…