Victor Jara et Pablo Neruda, toujours présents !
Chili : L’après 11 septembre 1973 ou la mort de deux
grands poètes chiliens
Par Lionel Mesnard
Difficile de dépeindre en quelques mots deux personnages
ayant marqué de nombreuses mémoires d’adolescents et d’adultes, cette date du
11 septembre résonne encore comme un triste cri, celui des étudiants réprimés
dans le sang à Santiago en ce mois de septembre 1973. On ne devine pas toujours
qu’en France, ce qui se passa au Chili fut aussi la raison ou le choix de
l’engagement pour pas mal de futurs militants français de gauche et
internationaliste comme une évidence...
Si beaucoup, jeunes et témoins de cette époque gardent en mémoire le coup d’état contre le
président Salvador Allende et le gouvernement d’unité populaire, le 11
septembre, on en oublierait presque la disparition de deux grandes figures de
la poésie chilienne : Victor Jara, le 16 septembre et Pablo Neruda, le 23
septembre 1973. (ci-contre avec S. Allende)
Non seulement la junte militaire de Pinochet engagera une chasse
contre des milliers de militants ou sympathisants de gauche, ce qui entraînera
la mort ou la disparition d’au moins 3.000 personnes, mais aussi l’obligation
de fuir, de prendre l’exil pour des dizaines de milliers d’autres.
Le renversement du pouvoir démocratique, l’intervention de
l’armée est minutieuse et c’est jusque dans les foyers que s’organisera la
répression. Pour bon nombre, s’ils n’ont pas pu se cacher, ils ou elles se
retrouvèrent parquer dans des lieux de rétentions, notamment dans des enceintes
sportives.
C’est ainsi qu’aux courts des événements, les jours suivants
du 11 septembre se produiront deux disparitions très symboliques.
La première, la mort du chanteur, compositeur et interprète
Victor Jara marquera les opinions de l’époque :
Victor Jara est emprisonné et torturé à l'Estadio Chile
(aujourd'hui le Stade Víctor Jara) puis à l'Estadio Nacional avec de nombreux
autres prisonniers d’opinions. Il y écrira son dernier poème « Estadio de
Chile » dénonçant la dictature s’abattant sur le Chili. Il restera
inachevé. Víctor Jara sera mis à l'écart des autres prisonniers et en voici le
récit de ses derniers instants :
« On amena Victor et on lui ordonna de mettre les mains sur
la table. Dans celles de l'officier, une hache apparut. D'un coup sec, il coupa
les doigts de la main gauche, puis d'un autre coup, ceux de la main droite. On
entendit les doigts tomber sur le sol en bois. Le corps de Victor s'écroula
lourdement. On entendit le hurlement collectif de 6 000 détenus. L'officier se précipita
sur le corps du chanteur-guitariste en criant : " Chante maintenant pour
ta putain de mère ", et il continua à le rouer de coups.
Tout d'un coup Victor essaya péniblement de se lever et
comme un somnambule, se dirigea vers les gradins, ses pas mal assurés, et l'on
entendit sa voix qui nous interpellait : " On va faire plaisir au
commandant. " Levant ses mains dégoulinantes de sang, d'une voix
angoissée, il commença à chanter l'hymne de l'Unité populaire, que tout le
monde reprit en choeur. C'en était trop pour les militaires ; on tira une
rafale et Victor se plia en avant. D'autres rafales se firent entendre,
destinées celles-là à ceux qui avaient chanté avec Victor. Il y eut un
véritable écroulement de corps, tombant criblés de balles. Les cris des blessés
étaient épouvantables. Mais Victor ne les entendait pas. Il était mort. » (1)
Après son enterrement semi-clandestin le 18 septembre 1973,
il faudra attendre le 5 décembre 2009 que soit rendu un dernier hommage
national dans le Cimetière Général de Santiago. Lors de cette cérémonie seront
présents : sa veuve Joan Turner et ses deux filles Manuela et Amanda,
ainsi que la présidente Michelle Bachelet et des milliers d’anonymes.
A croire que le sort devait s’abattre sur la poésie, une
semaine après, et sans rapport apparent avec l’oeuvre de répression meurt Pablo
Neruda.
Faut-il préciser que la mort de Neruda est aussi la
disparition d’un des plus grands poète latino-américain. Il fut nommé
ambassadeur en France en mars 1971. En octobre de la même année, il recevra le
prix Nobel de littérature à Stockholm. Sentant le poids des âges Neruda quitte
sa charge d’ambassadeur le 20 novembre 1972 et rentre au Chili avec Mathilde
Urrutia (ci-contre).
Sa mort en plein coup d’état, le symbole fait lumière à la
lecture de ces quelques lignes (c-après) et sur son enterrement, le 23 mai 1973
à Santiago. Ce sera la seule manifestation qui ne sera pas réprimée, impossible
au regard du monde, que l’on s’attaque à une monument de la littérature
mondiale.
«S'il vous plaît, plus de photos», a demandé Matilde. Les
flashes mitraillaient avec insistance le corps sans vie du poète, en projetant
une lumière clignotant dans ce couloir obscur de la Clinique Santa María.
C'était le matin du 24 septembre 1973. La nuit précédente, à dix heures
passées, Neruda était mort en prononçant -dans un délire bouleversant- ses
derniers mots : «Ils sont en train de les fusiller ! - Ils sont en train de les
fusiller !» .
Les photographes n'ont pas fait grand cas du désir de la
veuve, et ils se sont obstinés dans l'éclair de leurs appareils
photographiques. Avec la presse, une vingtaine d'amis intimes se pressaient aux
côtés de Matilde. Le corps fut mis dans un cercueil gris qui est arrivé peu
après. Francisco Coloane a fini de boutonner la chemise, ils refermèrent le
cercueil et le cortège se dirigea à La Chascona (maison du poète à Santiago),
sur le flanc de la colline San Cristóbal. (…)
(…) Et c’est également malgré la peur que les gens sont
sortis dire au revoir à Neruda, ce matin tièdement ensoleillé. Rue Purísima,
Fleuve Mapocho, Avenue La Paz. Face à une centrale électrique, les bérets noirs
de l’armée visaient le cortège. Les gens se resserraient. Par moment,
quelqu’un, un livre à la main, récitait des vers du poète :
Chacals que le chacal repousserait,
pierres que le dur chardon mordrait en crachant,
vipères que les vipères détesteraient !
Au cimetière, il y eut des discours, des poèmes en hommage à
Neruda, de vagues métaphores exigées par la précaution de ne pas dire ce qu’on
aurait préféré crier. Ils placèrent le cercueil dans le mausolée, et le
couvrirent de fleurs. Il restait encore à limiter les risques de la sortie. Des
rumeurs circulaient. «Ils arrêtent des gens dehors», quelqu’un a dit. «Sors par
derrière», conseillait un autre. A l’entrée du cimetière se tenaient les
militaires, ils regardèrent les gens sortir, vigilants, sans bouger. »
Notes :
(1) Miguel Cabezas (extrait d'un article paru dans
l'Humanité du 13 janvier 2000).
(2) La traduction est
de Mélina Cariz. Origine non précisée. L’article en entier est à lire sur le blog dédié à Pablo Neruda