En cette année et mois de septembre 2012, nous commémorerons le 39ème anniversaire d’une tragédie, celle du coup d’Etat contre le gouvernement démocratique du président chilien Salvador Allende. L'occasion de faire connaître un très beau texte de Gabriel Marcia (Prix Nobel de littérature et colombien) à ce sujet.
Nous sommes à la fin 1969. Trois généraux du Pentagone reçoivent à
dîner quatre militaires chiliens dans une villa de la banlieue de
Washington. Leur hôte, alors colonel de l’Armée de l’air chilienne, est
Gerardo Lúpez Angulo, qui est aussi attaché à la mission militaire du
Chili aux États-Unis. Ses invités chiliens sont des camarades des autres
armes. Ce dîner est organisé en l’honneur du directeur de l’École
d’Aviation du Chili, le général Carlos Toro Mazote, arrivé la veille en
visite d’études.
Au menu : une salade de fruits et un rôti de veau aux petits poix, le tout arrosé d’un vin de la lointaine patrie que les sept militaires dégustent, nostalgiques, en pensant aux oiseaux lumineux des plages du Sud, alors que Washington naufrage dans la neige. Leur conversation, en anglais, porte sur le seul sujet qui semble intéresser tous les Chiliens à l’époque : les élections présidentielles du mois de septembre prochain. Au dessert, un des généraux du Pentagone demande ce que ferait l’Armée chilienne si le candidat de la gauche, Salvador Allende, gagnait les élections. Le général Toro Mazote répond alors : « Nous prendrons le Palais de la Monnaie en une demi-heure, même s’il nous faut l’incendier ! »
Un des convives était le général Ernesto Baeza, directeur de la Sécurité nationale du Chili. Lors du coup d’État, c’est lui qui coordonna l’assaut du palais présidentiel et donna l’ordre d’y bouter le feu. Pendant ces jours agités, deux de ses subalternes deviendront célèbres dans la même journée : le général Augusto Pinochet, président de la Junte militaire, et le général Javier Palacios, qui participa à l’attaque finale contre Salvador Allende.
Autour de la table se trouvait aussi le général de brigade aérienne Sergio Figueroa Gutiérrez, actuel ministre des Travaux publics et ami intime d’un autre membre de la Junte militaire, le général d’aviation Gustavo Leigh, qui ordonna de bombarder le palais présidentiel avec des missiles. Le dernier invité était Arturo Troncoso, aujourd’hui amiral et gouverneur naval de Valparaíso. Il dirigea la sanglante purge des officiers progressistes de la marine de guerre, après avoir entamé le soulèvement militaire à l’aube du 11 septembre 1973.
Ce dîner historique fut en fait le premier contact du Pentagone avec des officiers des quatre armes des forces armées chiliennes. Lors des réunions qui suivirent, tant à Washington qu’à Santiago, l’accord final fut scellé : les militaires chiliens plus proches de l’âme et des intérêts des États-Unis prendraient le pouvoir si l’Unité populaire venait à gagner les élections. Cette opération fut planifiée de sang froid, telle une simple manœuvre de guerre, sans tenir compte des conditions réelles du Chili.
Le plan avait été élaboré d’avance, pas uniquement sous la pression de l’International Telegraph & Telephone (ITT), mais aussi pour des raisons bien plus profondes de géopolitique. Il avait été baptisé Contingency Plan. L’organisme chargé de le mettre en marche était la Defense Intelligence Agency du Pentagone, mais l’instance exécutrice fut la Naval Intelligence Agency, qui centralisa et analysa les données des autres agences, y compris la CIA, sous la direction politique du Conseil national de sécurité. Il était normal que le projet soit confié à la Marine et non à l’Armée, car le coup d’État au Chili devait coïncider avec l’opération Unitas, ensemble de manœuvres des unités américaines et chiliennes dans le Pacifique. Ces manœuvres avaient traditionnellement lieu en septembre, le même mois que les élections. Il était donc naturel que le sol et l’espace aérien du Chili soient remplis de matériel de guerre en tous genres et de soldats entraînés aux arts et aux sciences de la mort.
À l’époque, Henry Kissinger avait déclaré à un groupe de Chiliens : « Le Sud du monde ne m’intéresse pas et je ne veux rien connaître de ce qui se trouve plus bas que les Pyrénées ». Le Contingency Plan était alors prêt jusque dans les moindres détails et il est impensable que Kissinger n’était pas au courant et que le président Nixon lui-même n’en sache rien.
Aucun Chilien ne croit que demain c’est mardi
Le Chili est un pays étroit : 4 270 km de long sur 190 km de large. Il compte 10 millions d’habitants effusifs, dont deux millions vivent à Santiago, la capitale. La grandeur du Chili ne tient pas tant du nombre de ses vertus que de l’ampleur de ses exceptions. Ainsi, à l’époque, le cuivre est la seule chose que le pays produit avec un sérieux absolu, mais c’est aussi le meilleur cuivre du monde, et le volume produit est à peine inférieur à celui combiné des États-Unis et de l’Union soviétique.
Le Chili produit aussi des vins aussi bons que les vins européens, mais les exporte peu, car les Chiliens en boivent presque la totalité. De 600 dollars, son revenu par habitant était alors un des plus élevés d’Amérique latine ; or, presque la moitié du produit national brut est partagée entre 300 000 personnes à peine. En 1932, le Chili fut la première république socialiste du continent. Le gouvernement tenta alors de nationaliser le cuivre et le charbon, avec le soutien enthousiaste des travailleurs. Mais l’expérience ne dura pas plus de 13 jours.
Pays sismique, le Chili connaît aussi en moyenne un tremblement de terre tous les deux jours, et un séisme dévastateur tous les trois ans. Les géologues les moins apocalyptiques estiment que le Chili n’est pas un pays de terre ferme, mais plutôt une corniche des Andes, perdue dans un océan de brumes, et que tout le territoire, avec ses salpêtrières et ses femmes douces, est condamné à disparaître dans un cataclysme.
D’une certaine manière, les Chiliens ressemblent beaucoup à leur pays. Ce sont les gens les plus sympathiques du continent ; ils aiment se sentir bien en vie et savent l’être autant que possible, voire plus. Mais ils ont une dangereuse tendance au scepticisme et à la spéculation intellectuelle. « Aucun Chilien ne croit que demain c’est mardi », m’a dit un jour un Chilien, qui n’en croyait rien non plus.
Cependant, même avec cette incrédulité de fond, ou peut-être grâce à elle, les Chiliens ont atteint un certain degré de civilisation naturelle, de maturité politique et de culture qui sont leurs meilleures exceptions. Des trois Prix Nobel de littérature d’Amérique latine, deux étaient Chiliens, et l’un d’eux, Pablo Neruda, était le plus grand poète de ce siècle. Tout cela, Kissinger le savait bien lorsqu’il répondit qu’il ne connaissait rien au Sud de la planète. C’est que le gouvernement des États-Unis connaissait alors jusqu’aux plus profondes pensées des Chiliens. Il les connaissait depuis 1965 lorsque, sans la permission du gouvernement chilien, il avait lancé une incroyable opération d’espionnage social et politique : le Plan Camelot. Il s’agissait d’une enquête furtive, se servant de questionnaires très précis, présentés à toutes les couches sociales, à toutes les professions, à tous les métiers, jusqu’aux moindres recoins du pays. L’idée était de définir, de manière scientifique, le degré de développement politique et les tendances sociales des Chiliens. Dans le questionnaire destinés aux militaires figurait la question reposée cinq ans plus tard aux officiers du dîner de Washington : quelle serait leur attitude si le communisme arrivait au pouvoir dans le pays ? La question était malicieuse. Après l’opération Camelot, Washington savait très bien que Salvador Allende serait élu président de la République.
Ce n’est pas un hasard si le Chili fut choisi pour un tel scrutin. L’ancienneté et la force de son mouvement populaire, la ténacité et l’intelligence de ses dirigeants et les conditions économiques et sociales du pays, tout cela permit de prévoir la tournure des événements. L’analyse de l’opération Camelot l’avait confirmé : le Chili allait devenir la deuxième république socialiste du continent, après Cuba. Autrement dit, le but des États-Unis n’était pas simplement d’empêcher le gouvernement de Salvador Allende pour protéger les investissements américains. L’idée, à plus grande échelle, était de réitérer l’expérience la plus atroce, mais aussi la plus productive, que l’impérialisme ait jamais menée en Amérique latine : celle du Brésil.
Doña Casserole se jette à la rue
Le 4 septembre 1970, comme prévu, Salvador Allende, médecin socialiste et franc-maçon, était élu président de la République. Mais le Contingency Plan ne fut pas mis en œuvre. L’explication la plus courante est aussi la plus amusante : un fonctionnaire du Pentagone commit une erreur et demanda 200 visas pour une soi-disant fanfare navale qui était en fait composée d’experts ès coups d’État, dont plusieurs amiraux qui ne savaient même pas chanter. Le gouvernement chilien découvrit la manœuvre et refusa d’accorder les visas. Cet incident, dit-on, aurait entraîné le report de l’opération. La vérité est que le projet avait été évalué à fond : d’autres agences américaines, la CIA surtout, ainsi que l’ambassadeur américain à Santiago, Edward Korry, estimèrent que le Contingency Plan était une opération militaire qui ne tenait pas compte de la situation du Chili à l’époque.
En effet, le triomphe électoral de l’Unité populaire n’engendra nullement la panique sociale qu’attendait le Pentagone. Au contraire, l’indépendance affichée du gouvernement en matière de politique internationale et sa résolution sur le terrain de l’économie avaient aussitôt créé une ambiance de fête sociale. Dans la première année, 47 entreprises industrielles furent nationalisées, ainsi que plus de la moitié du système de crédits. La réforme agraire expropria 2,4 millions d’hectares de terres agricoles pour les intégrer à la propriété sociale. L’inflation fut freinée, le plein emploi fut atteint et les salaires connurent une hausse effective de quelque 40%.
Le gouvernement précédent, présidé par le démocrate-chrétien Eduardo Frei, avait entamé la nationalisation du cuivre. Mais cette opération n’avait consisté qu’à racheter 51% des parts des mines. Or, pour la seule installation minière de El Teniente, le montant versé était supérieur à la valeur totale de la mine. Le gouvernement de l’Unité populaire, quant à lui, récupéra, par un seul acte juridique, tous les gisements de cuivre exploités par les filiales des sociétés américaines Anaconda et Kennecott. Et ce, sans verser aucune indemnité, car le gouvernement calcula que les deux sociétés avaient, en 15 ans, engrangé un bénéfice excessif de 80 milliards de dollars.
La petite bourgeoisie et les couches sociales intermédiaires, deux grandes forces qui auraient pu alors appuyer un putsch militaire, commençaient à jouir de bénéfices imprévus, et non plus au détriment du prolétariat, comme cela fut toujours le cas, mais plutôt sur le dos de l’oligarchie financière et du capital étranger. Les forces armées, en tant que groupe social, ont le même âge, la même origine et les mêmes ambitions que la classe moyenne. Si bien qu’elles n’avaient aucune raison, ni même un alibi, de soutenir un groupe restreint d’officiers putschistes. Consciente de cette réalité, la Démocratie chrétienne non seulement ne parraina pas la conspiration militaire, mais elle s’y opposa résolument, sachant qu’un putsch serait impopulaire même dans ses rangs.
Son objectif était autre : tout faire pour ruiner la bonne santé du gouvernement et ainsi gagner les deux tiers du Congrès aux élections de mars 1973. Cette proportion de sièges lui permettrait alors de destituer constitutionnellement le président de la République. La Démocratie chrétienne était alors une vaste formation politique ancrée dans toutes les classes, avec une véritable base populaire au sein du prolétariat, parmi les petits et moyens propriétaires paysans et dans la bourgeoisie et la classe moyenne des villes. L’Unité populaire, quant à elle, représentait le prolétariat ouvrier défavorisé, le prolétariat agricole, la basse classe moyenne des villes et les marginaux de tout le pays.
Alliée au Parti national, d’extrême droite, la Démocratie chrétienne contrôlait le Congrès, tandis que l’Unité populaire contrôlait l’exécutif. Et la polarisation de ces deux forces allait, de fait, devenir la polarisation du pays. Curieusement, le catholique Eduardo Frei, qui ne croit pas au communisme, est celui qui a le plus bénéficié de la lutte des classes, qui l’a encouragée et l’a exacerbée, dans le but de fâcher le gouvernement et de précipiter le pays sur la pente de l’accablement et du désastre économique.
Le blocus économique des États-Unis, en réponse aux expropriations sans indemnisations, et le sabotage interne de la bourgeoisie firent le reste. Le Chili produisait de tout, des automobiles au dentifrice. Mais l’industrie avait une fausse identité : 60% du capital des 160 sociétés les plus importantes était étranger, et 80% des éléments fondamentaux étaient importés. De plus, le pays avait besoin de 300 millions de dollars par an pour importer des produits de consommation, et 450 millions pour financer le service de sa dette extérieure. Or, les crédits accordés par les pays socialistes ne suffisaient pas à remédier à la carence en pièces détachées, car toute l’industrie, l’agriculture et le transport fonctionnaient avec du matériel américain. L’Union Soviétique dut acheter du blé à l’Australie pour l’envoyer au Chili car elle-même en manquait. Via les banques d’Europe occidentale et Paris, l’URSS octroya aussi des prêts importants en dollars. Quant à Cuba, par un geste plus exemplaire que décisif, elle offrit un cargo rempli de sucre. Mais les urgences, au Chili, étaient incommensurables. Les joyeuses dames de la bourgeoisie, sous prétexte du rationnement et des excessives prétentions des pauvres, sortirent dans la rue faire résonner leurs casseroles vides. Ce ne fut pas un hasard, mais, bien au contraire, un fait significatif, que ce spectacle public de fourrures argentées et de chapeaux fleuris ait eu lieu dans l’après-midi où Fidel Castro terminait une visite de trente jours qui avait causé un véritable séisme d’agitation sociale.
La dernière cueca de Salvador Allende
C’est alors que le président Salvador Allende comprit. Il affirma que le peuple détenait le gouvernement, mais pas le pouvoir. Le phrase était plus amère qu’elle ne semblait, mais aussi plus alarmante. Car Allende possédait la fibre légaliste qui fut aussi le germe de sa propre destruction : cet homme qui se battit jusqu’à la mort pour défendre la légalité aurait été capable de sortir de la Monnaie par la grande porte, le front haut, si le Congrès l’avait destitué par la voie constitutionnelle.
Rossanna Rossanda, journaliste et femme politique italienne qui visita Allende à l’époque, trouva un homme vieilli, tendu, plein de prémonitions lugubres, assis sur le même sofa de cretonne jaune où on retrouvera son cadavre criblé de balles, le visage détruit d’un coup de crosse. Même les secteurs les plus compréhensifs de la Démocratie chrétienne étaient alors contre lui. « Même Tomic ? », lui demanda Rossana -« Tous ! », répondit-il.
À la veille des élections de mars 1973 où se jouait son destin, on donnait 36% des votes à l’Unité populaire. Toutefois, malgré l’inflation déchaînée, malgré le rationnement féroce, malgré les concerts de Doñas Casseroles, le parti gouvernemental l’emporta avec 44%. Une victoire si spectaculaire et si décisive que, dans son bureau, sans autre témoin que son ami et confident, le journaliste Augusto Olivares, Allende se mit à danser une cueca en solo. Pour la Démocratie chrétienne, c’était la preuve que le processus démocratique encouragé par l’Unité populaire ne pouvait être interrompu par la voie légale. Elle manque toutefois de vision et fut incapable de mesurer les conséquences de son aventure : un cas impardonnable d’irresponsabilité historique. Pour les Etats-Unis, l’avertissement était bien plus sérieux que les intérêts des sociétés expropriées. Il s’agissait là d’un précédent inadmissible de progrès pacifique des peuples du monde, et notamment les peuples de France ou d’Italie, dont les actuelles conditions permettent de tenter des expériences similaires à celles du Chili. Toutes les forces de la réaction intérieure et extérieure se concentrèrent alors en un seul bloc compact.
Par contre, les partis de l’Unité populaire, dont les fissures internes étaient bien plus profondes que ce que l’on admet généralement, ne purent se mettre d’accord sur une analyse commune du vote de mars. Le gouvernement se retrouva sans ressources, tiraillé entre ceux qui voulaient mettre à profit l’évidente radicalisation des masses pour faire un saut décisif dans le changement social, et les plus modérés qui, craignant le spectre de la guerre civile, espéraient arriver à un accord régressif avec la Démocratie chrétienne. Avec le recul, on voit aujourd’hui combien ces contacts, dans le chef de l’opposition, n’étaient que distractions destinées à gagner du temps.
La grève des camionneurs fut le détonateur final. De par sa géographie accidentée, l’économie chilienne est à la merci du transport routier. Le paralyser, c’est paralyser le pays. Or, pour l’opposition, paralyser le pays était assez facile, puisque les camionneurs étaient les plus touchés par la pénurie de pièces détachées et se voyaient en outre menacés par l’intention du gouvernement de nationaliser le transport avec du matériel soviétique. La grève fut maintenue jusqu’au bout, sans répit, car elle était financée cash depuis l’extérieur. La CIA inonda en effet le pays de dollars, afin de soutenir la grève patronale. D’ailleurs, la devise américaine chuta sur le marché noir, écrivit Pablo Neruda à un ami européen. Une semaine avant le coup d’État, il n’y avait plus d’huile ni de lait ni de pain.
Dans les derniers jours de l’Unité populaire, avec une économie effondrée et le pays au bord de la guerre civile, le gouvernement et l’opposition tentèrent, chacun de son côté, de modifier le rapport de forces au sein des forces armées. La manœuvre finale fut parfaite : quarante-huit heures avant le putsch, l’opposition réussit à discréditer les officiers supérieurs qui soutenaient Salvador Allende. Après une série de coups de maître, un à un furent promus tous les officiers du dîner de Washington.
Mais ce jeu d’échec politique échappait désormais à l’emprise de ses joueurs. Entraînés par une dialectique irréversible, ils devinrent eux-mêmes des pions sur un échiquier plus vaste, beaucoup plus complexe et politiquement bien plus important qu’une simple confabulation consciente de l’impérialisme et la réaction contre le gouvernement du peuple. C’était une terrible confrontation de classes qui échappait aux mains de ceux-là mêmes qui l’avaient provoquée ; une bataille acharnée entre intérêts opposés, dont l’issue finale ne pouvait être autre qu’un cataclysme social sans précédent dans l’histoire de l’Amérique.
L’armée la plus sanguinaire au monde
Dans de telles conditions, le putsch militaire ne pouvait être que cruel. Allende le savait. « On ne joue pas avec le feu », avait-il dit à Rossana Rossanda. « Celui qui pense qu’au Chili, un coup d’État militaire se fait comme dans d’autres pays d’Amérique, avec un simple changement de garde à la Monnaie, se trompe drôlement. Ici, si l’armée sort de la légalité, il y aura un bain de sang. » Une telle incertitude était en fait justifiée historiquement.
Au Chili, contrairement à ce que l’on a voulu nous faire croire, les forces armées sont intervenues dans la politique chaque fois que leurs intérêts de classe se voyaient menacés. Et ces interventions ont été accompagnées d’une énorme férocité répressive. Les deux constitutions que le pays a eues en un siècle ont été imposées par les armes, et le récent putsch militaire était le sixième de ces cinquante dernières années.
Cette soif sanguinaire de l’armée chilienne est en fait de naissance. Elle vient de la terrible école de la guerre au corps à corps contre les Araucans, qui dura 300 ans. Un de ses précurseurs se vantait, en 1620, d’avoir tué de sa main plus de deux mille personnes en une seule action. Dans ses chroniques, Joaquín Edwards Bello rapporte qu’au cours d’une épidémie de typhus exanthématique, l’armée sortait les malades de chez eux et les tuait d’un bain de poison afin d’enrayer l’épidémie. Et pendant la guerre civile de sept mois, en 1891, il y eut plus de 10 000 morts en une seule bataille. Les Péruviens assurent que sous l’occupation de Lima, pendant la guerre du Pacifique, les militaires chiliens saccagèrent la bibliothèque de Ricardo Palma. Mais ils ne lisaient pas les pages ; ils s’en servaient comme papier toilette.
C’est avec encore plus de brutalité que les mouvements populaires ont été réprimés. Après le séisme de Valparaiso, en 1906, les forces navales liquidèrent l’organisation des dockers en massacrant 8 000 ouvriers. À Iquique, au début du siècle, une manifestation de grévistes, fuyant les soldats, se réfugia au théâtre municipal. Ils furent mitraillés. 2 000 morts. Le 2 avril 1957, l’armée réprima une révolte civile dans un centre commercial de Santiago et causa un nombre de victimes qui n’a jamais pu être calculé, car le gouvernement enterra les corps dans des charniers clandestins. Au cours d’une grève à la mine de El Salvador, sous la présidence de Eduardo Frei, une patrouille militaire ouvrit le feu pour disperser une manifestation, faisant six morts, dont plusieurs enfants et une femme enceinte.
Le commandant local était un obscur général de 52 ans, père de cinq enfants, professeurs de géographie et auteur de plusieurs ouvrages sur des questions militaires. Il s’appelait Augusto Pinochet. Ce mythe de légalisme et bienveillance de cette armée de bouchers a été inventé dans l’intérêt de la bourgeoisie chilienne. L’Unité populaire l’a maintenu dans l’espoir de faire basculer en sa faveur la composition de la classe des cadres supérieurs. Salvador Allende se sentait toutefois plus en sécurité parmi les Carabiniers, un corps armé d’origine populaire et paysanne placé sous le commandement direct du président de la République. De fait, seuls les officiers les plus anciens des Carabiniers soutinrent le coup d’État. Les jeunes officiers, eux, se retranchèrent à l’École de sous-officiers de Santiago et résistèrent pendant quatre jours, jusqu’à ce qu’ils furent écrasés sous les bombes lancées des avions.
Il ne restera au Chili aucune trace des conditions politiques et sociales qui ont rendu possible l’Unité populaire. Quatre mois après le putsch, le bilan était atroce : près de 20 mille personnes assassinées, 30 mille prisonniers politiques soumis à de sauvages tortures, 25 mille étudiants expulsés et plus de 200 mille ouvriers licenciés. Mais le plus dur n’était pas encore fini.
La véritable mort d’un président
L’heure de la bataille finale avait sonné. Le pays était à la mercides forces déchaînées par la subversion. Salvador Allende s’accrochait à la légalité. La contradiction la plus dramatique de sa vie fut d’être un farouche ennemi de la violence, tout en étant un révolutionnaire passionné. Il pensait d’ailleurs avoir résolu le dilemme par l’hypothèse selon laquelle les conditions du Chili permettaient une évolution pacifique vers le socialisme, dans le cadre de la légalité bourgeoise. L’expérience lui apprit, trop tard, qu’on ne change pas un système avec un gouvernement, mais avec le pouvoir.
Cette leçon tardive a dû être la force qui l’a poussé à résister jusqu’à la mort dans les décombres en feu d’une maison qui n’était même pas la sienne, un palais sombre, construit par un architecte italien pour être une fabrique d’argent et qui a fini en refuge d’un président sans pouvoir. Salvador Allende résista six heures durant, une mitraillette à la main, cadeau de Fidel Castro et qui fut la seule et unique arme à feu qu’il utilisa jamais. Le journaliste Augusto Olivares, qui résista avec le président jusqu’à la fin, fut touché à plusieurs reprises et mourut exsangue à l’Assistance publique.
Vers quatre heures de l’après-midi, le général de division Javier Palacios parvint au deuxième étage, accompagné de son aide de camp, le capitaine Gallardo, et d’un groupe d’officiers. C’est là, au milieu des faux sièges Louis XV, des vases chinois peints de dragons et des tableaux de Rugendas du Salon Rouge, que Salvador Allende les attendait. Il portait un casque de mineur et était en manches de chemise, sans cravate. Ses vêtements étaient tachés de sang. Il tenait sa mitraillette à la main.
Allende connaissait bien le général Palacios. Quelques jours plus tôt, il avait dit à Augusto Olivares qu’il s’agissait d’un homme dangereux ayant des contacts étroits avec l’ambassade des États-Unis. Dès qu’il l’aperçut au détour de l’escalier, Allende l’invectiva : « Traître ! », et le blessa à la main. Allende mourut dans un échange de coups de feu avec cette patrouille. Ensuite, tel un rite de caste, tous les officiers ouvrirent le feu sur le cadavre. Finalement, un sous-officier lui détruisit le visage d’un coup de crosse. Le cliché existe : il a été pris par le photographe Juan Enrique Lira, du journal El Mercurio, le seul qui fut autorisé à photographier le cadavre. Il était tellement défiguré qu’on montra le corps dans le cercueil à Hortensia Allende, son épouse, mais sans lui permettre d’en découvrir le visage. En juillet, il avait eu 64 ans. C’était un Lion parfait : tenace, décidé et imprévisible.
Ce que pense Allende, seul Allende le sait, m’avait dit un de ses ministres. Il aimait la vie. Il aimait les fleurs et les chiens. Il était d’une galanterie un peu à l’ancienne, faite de billets doux parfumés et de rencontres furtives. Sa plus grande vertu fut d’être conséquent, mais le destin lui réserva la grandeur rare et tragique de mourir en défendant par les balles le machin anachronique du droit bourgeois ; en défendant une Cour suprême de justice qui l’avait répudié mais devait légitimer ses assassins ; en défendant un Congrès misérable qui l’avait déclaré illégitime mais devait se plier, reconnaissant, à la volonté des usurpateurs ; en défendant la liberté des partis de l’opposition qui avaient vendu leur âme au fascisme ; en défendant tout l’appareil miteux d’un système de merde qu’il s’était lui-même proposé d’annihiler sans tirer un coup de feu. Ce drame a eu lieu au Chili, pour le plus grand mal des Chiliens, mais il passera à l’Histoire comme un événement qui nous est arrivé, sans coup férir, à tous les hommes de cette époque, pour rester gravé dans nos vie à jamais.
Au menu : une salade de fruits et un rôti de veau aux petits poix, le tout arrosé d’un vin de la lointaine patrie que les sept militaires dégustent, nostalgiques, en pensant aux oiseaux lumineux des plages du Sud, alors que Washington naufrage dans la neige. Leur conversation, en anglais, porte sur le seul sujet qui semble intéresser tous les Chiliens à l’époque : les élections présidentielles du mois de septembre prochain. Au dessert, un des généraux du Pentagone demande ce que ferait l’Armée chilienne si le candidat de la gauche, Salvador Allende, gagnait les élections. Le général Toro Mazote répond alors : « Nous prendrons le Palais de la Monnaie en une demi-heure, même s’il nous faut l’incendier ! »
Un des convives était le général Ernesto Baeza, directeur de la Sécurité nationale du Chili. Lors du coup d’État, c’est lui qui coordonna l’assaut du palais présidentiel et donna l’ordre d’y bouter le feu. Pendant ces jours agités, deux de ses subalternes deviendront célèbres dans la même journée : le général Augusto Pinochet, président de la Junte militaire, et le général Javier Palacios, qui participa à l’attaque finale contre Salvador Allende.
Autour de la table se trouvait aussi le général de brigade aérienne Sergio Figueroa Gutiérrez, actuel ministre des Travaux publics et ami intime d’un autre membre de la Junte militaire, le général d’aviation Gustavo Leigh, qui ordonna de bombarder le palais présidentiel avec des missiles. Le dernier invité était Arturo Troncoso, aujourd’hui amiral et gouverneur naval de Valparaíso. Il dirigea la sanglante purge des officiers progressistes de la marine de guerre, après avoir entamé le soulèvement militaire à l’aube du 11 septembre 1973.
Ce dîner historique fut en fait le premier contact du Pentagone avec des officiers des quatre armes des forces armées chiliennes. Lors des réunions qui suivirent, tant à Washington qu’à Santiago, l’accord final fut scellé : les militaires chiliens plus proches de l’âme et des intérêts des États-Unis prendraient le pouvoir si l’Unité populaire venait à gagner les élections. Cette opération fut planifiée de sang froid, telle une simple manœuvre de guerre, sans tenir compte des conditions réelles du Chili.
Le plan avait été élaboré d’avance, pas uniquement sous la pression de l’International Telegraph & Telephone (ITT), mais aussi pour des raisons bien plus profondes de géopolitique. Il avait été baptisé Contingency Plan. L’organisme chargé de le mettre en marche était la Defense Intelligence Agency du Pentagone, mais l’instance exécutrice fut la Naval Intelligence Agency, qui centralisa et analysa les données des autres agences, y compris la CIA, sous la direction politique du Conseil national de sécurité. Il était normal que le projet soit confié à la Marine et non à l’Armée, car le coup d’État au Chili devait coïncider avec l’opération Unitas, ensemble de manœuvres des unités américaines et chiliennes dans le Pacifique. Ces manœuvres avaient traditionnellement lieu en septembre, le même mois que les élections. Il était donc naturel que le sol et l’espace aérien du Chili soient remplis de matériel de guerre en tous genres et de soldats entraînés aux arts et aux sciences de la mort.
À l’époque, Henry Kissinger avait déclaré à un groupe de Chiliens : « Le Sud du monde ne m’intéresse pas et je ne veux rien connaître de ce qui se trouve plus bas que les Pyrénées ». Le Contingency Plan était alors prêt jusque dans les moindres détails et il est impensable que Kissinger n’était pas au courant et que le président Nixon lui-même n’en sache rien.
Aucun Chilien ne croit que demain c’est mardi
Le Chili est un pays étroit : 4 270 km de long sur 190 km de large. Il compte 10 millions d’habitants effusifs, dont deux millions vivent à Santiago, la capitale. La grandeur du Chili ne tient pas tant du nombre de ses vertus que de l’ampleur de ses exceptions. Ainsi, à l’époque, le cuivre est la seule chose que le pays produit avec un sérieux absolu, mais c’est aussi le meilleur cuivre du monde, et le volume produit est à peine inférieur à celui combiné des États-Unis et de l’Union soviétique.
Le Chili produit aussi des vins aussi bons que les vins européens, mais les exporte peu, car les Chiliens en boivent presque la totalité. De 600 dollars, son revenu par habitant était alors un des plus élevés d’Amérique latine ; or, presque la moitié du produit national brut est partagée entre 300 000 personnes à peine. En 1932, le Chili fut la première république socialiste du continent. Le gouvernement tenta alors de nationaliser le cuivre et le charbon, avec le soutien enthousiaste des travailleurs. Mais l’expérience ne dura pas plus de 13 jours.
Pays sismique, le Chili connaît aussi en moyenne un tremblement de terre tous les deux jours, et un séisme dévastateur tous les trois ans. Les géologues les moins apocalyptiques estiment que le Chili n’est pas un pays de terre ferme, mais plutôt une corniche des Andes, perdue dans un océan de brumes, et que tout le territoire, avec ses salpêtrières et ses femmes douces, est condamné à disparaître dans un cataclysme.
D’une certaine manière, les Chiliens ressemblent beaucoup à leur pays. Ce sont les gens les plus sympathiques du continent ; ils aiment se sentir bien en vie et savent l’être autant que possible, voire plus. Mais ils ont une dangereuse tendance au scepticisme et à la spéculation intellectuelle. « Aucun Chilien ne croit que demain c’est mardi », m’a dit un jour un Chilien, qui n’en croyait rien non plus.
Cependant, même avec cette incrédulité de fond, ou peut-être grâce à elle, les Chiliens ont atteint un certain degré de civilisation naturelle, de maturité politique et de culture qui sont leurs meilleures exceptions. Des trois Prix Nobel de littérature d’Amérique latine, deux étaient Chiliens, et l’un d’eux, Pablo Neruda, était le plus grand poète de ce siècle. Tout cela, Kissinger le savait bien lorsqu’il répondit qu’il ne connaissait rien au Sud de la planète. C’est que le gouvernement des États-Unis connaissait alors jusqu’aux plus profondes pensées des Chiliens. Il les connaissait depuis 1965 lorsque, sans la permission du gouvernement chilien, il avait lancé une incroyable opération d’espionnage social et politique : le Plan Camelot. Il s’agissait d’une enquête furtive, se servant de questionnaires très précis, présentés à toutes les couches sociales, à toutes les professions, à tous les métiers, jusqu’aux moindres recoins du pays. L’idée était de définir, de manière scientifique, le degré de développement politique et les tendances sociales des Chiliens. Dans le questionnaire destinés aux militaires figurait la question reposée cinq ans plus tard aux officiers du dîner de Washington : quelle serait leur attitude si le communisme arrivait au pouvoir dans le pays ? La question était malicieuse. Après l’opération Camelot, Washington savait très bien que Salvador Allende serait élu président de la République.
Ce n’est pas un hasard si le Chili fut choisi pour un tel scrutin. L’ancienneté et la force de son mouvement populaire, la ténacité et l’intelligence de ses dirigeants et les conditions économiques et sociales du pays, tout cela permit de prévoir la tournure des événements. L’analyse de l’opération Camelot l’avait confirmé : le Chili allait devenir la deuxième république socialiste du continent, après Cuba. Autrement dit, le but des États-Unis n’était pas simplement d’empêcher le gouvernement de Salvador Allende pour protéger les investissements américains. L’idée, à plus grande échelle, était de réitérer l’expérience la plus atroce, mais aussi la plus productive, que l’impérialisme ait jamais menée en Amérique latine : celle du Brésil.
Doña Casserole se jette à la rue
Le 4 septembre 1970, comme prévu, Salvador Allende, médecin socialiste et franc-maçon, était élu président de la République. Mais le Contingency Plan ne fut pas mis en œuvre. L’explication la plus courante est aussi la plus amusante : un fonctionnaire du Pentagone commit une erreur et demanda 200 visas pour une soi-disant fanfare navale qui était en fait composée d’experts ès coups d’État, dont plusieurs amiraux qui ne savaient même pas chanter. Le gouvernement chilien découvrit la manœuvre et refusa d’accorder les visas. Cet incident, dit-on, aurait entraîné le report de l’opération. La vérité est que le projet avait été évalué à fond : d’autres agences américaines, la CIA surtout, ainsi que l’ambassadeur américain à Santiago, Edward Korry, estimèrent que le Contingency Plan était une opération militaire qui ne tenait pas compte de la situation du Chili à l’époque.
En effet, le triomphe électoral de l’Unité populaire n’engendra nullement la panique sociale qu’attendait le Pentagone. Au contraire, l’indépendance affichée du gouvernement en matière de politique internationale et sa résolution sur le terrain de l’économie avaient aussitôt créé une ambiance de fête sociale. Dans la première année, 47 entreprises industrielles furent nationalisées, ainsi que plus de la moitié du système de crédits. La réforme agraire expropria 2,4 millions d’hectares de terres agricoles pour les intégrer à la propriété sociale. L’inflation fut freinée, le plein emploi fut atteint et les salaires connurent une hausse effective de quelque 40%.
Le gouvernement précédent, présidé par le démocrate-chrétien Eduardo Frei, avait entamé la nationalisation du cuivre. Mais cette opération n’avait consisté qu’à racheter 51% des parts des mines. Or, pour la seule installation minière de El Teniente, le montant versé était supérieur à la valeur totale de la mine. Le gouvernement de l’Unité populaire, quant à lui, récupéra, par un seul acte juridique, tous les gisements de cuivre exploités par les filiales des sociétés américaines Anaconda et Kennecott. Et ce, sans verser aucune indemnité, car le gouvernement calcula que les deux sociétés avaient, en 15 ans, engrangé un bénéfice excessif de 80 milliards de dollars.
La petite bourgeoisie et les couches sociales intermédiaires, deux grandes forces qui auraient pu alors appuyer un putsch militaire, commençaient à jouir de bénéfices imprévus, et non plus au détriment du prolétariat, comme cela fut toujours le cas, mais plutôt sur le dos de l’oligarchie financière et du capital étranger. Les forces armées, en tant que groupe social, ont le même âge, la même origine et les mêmes ambitions que la classe moyenne. Si bien qu’elles n’avaient aucune raison, ni même un alibi, de soutenir un groupe restreint d’officiers putschistes. Consciente de cette réalité, la Démocratie chrétienne non seulement ne parraina pas la conspiration militaire, mais elle s’y opposa résolument, sachant qu’un putsch serait impopulaire même dans ses rangs.
Son objectif était autre : tout faire pour ruiner la bonne santé du gouvernement et ainsi gagner les deux tiers du Congrès aux élections de mars 1973. Cette proportion de sièges lui permettrait alors de destituer constitutionnellement le président de la République. La Démocratie chrétienne était alors une vaste formation politique ancrée dans toutes les classes, avec une véritable base populaire au sein du prolétariat, parmi les petits et moyens propriétaires paysans et dans la bourgeoisie et la classe moyenne des villes. L’Unité populaire, quant à elle, représentait le prolétariat ouvrier défavorisé, le prolétariat agricole, la basse classe moyenne des villes et les marginaux de tout le pays.
Alliée au Parti national, d’extrême droite, la Démocratie chrétienne contrôlait le Congrès, tandis que l’Unité populaire contrôlait l’exécutif. Et la polarisation de ces deux forces allait, de fait, devenir la polarisation du pays. Curieusement, le catholique Eduardo Frei, qui ne croit pas au communisme, est celui qui a le plus bénéficié de la lutte des classes, qui l’a encouragée et l’a exacerbée, dans le but de fâcher le gouvernement et de précipiter le pays sur la pente de l’accablement et du désastre économique.
Le blocus économique des États-Unis, en réponse aux expropriations sans indemnisations, et le sabotage interne de la bourgeoisie firent le reste. Le Chili produisait de tout, des automobiles au dentifrice. Mais l’industrie avait une fausse identité : 60% du capital des 160 sociétés les plus importantes était étranger, et 80% des éléments fondamentaux étaient importés. De plus, le pays avait besoin de 300 millions de dollars par an pour importer des produits de consommation, et 450 millions pour financer le service de sa dette extérieure. Or, les crédits accordés par les pays socialistes ne suffisaient pas à remédier à la carence en pièces détachées, car toute l’industrie, l’agriculture et le transport fonctionnaient avec du matériel américain. L’Union Soviétique dut acheter du blé à l’Australie pour l’envoyer au Chili car elle-même en manquait. Via les banques d’Europe occidentale et Paris, l’URSS octroya aussi des prêts importants en dollars. Quant à Cuba, par un geste plus exemplaire que décisif, elle offrit un cargo rempli de sucre. Mais les urgences, au Chili, étaient incommensurables. Les joyeuses dames de la bourgeoisie, sous prétexte du rationnement et des excessives prétentions des pauvres, sortirent dans la rue faire résonner leurs casseroles vides. Ce ne fut pas un hasard, mais, bien au contraire, un fait significatif, que ce spectacle public de fourrures argentées et de chapeaux fleuris ait eu lieu dans l’après-midi où Fidel Castro terminait une visite de trente jours qui avait causé un véritable séisme d’agitation sociale.
La dernière cueca de Salvador Allende
Rossanna Rossanda, journaliste et femme politique italienne qui visita Allende à l’époque, trouva un homme vieilli, tendu, plein de prémonitions lugubres, assis sur le même sofa de cretonne jaune où on retrouvera son cadavre criblé de balles, le visage détruit d’un coup de crosse. Même les secteurs les plus compréhensifs de la Démocratie chrétienne étaient alors contre lui. « Même Tomic ? », lui demanda Rossana -« Tous ! », répondit-il.
À la veille des élections de mars 1973 où se jouait son destin, on donnait 36% des votes à l’Unité populaire. Toutefois, malgré l’inflation déchaînée, malgré le rationnement féroce, malgré les concerts de Doñas Casseroles, le parti gouvernemental l’emporta avec 44%. Une victoire si spectaculaire et si décisive que, dans son bureau, sans autre témoin que son ami et confident, le journaliste Augusto Olivares, Allende se mit à danser une cueca en solo. Pour la Démocratie chrétienne, c’était la preuve que le processus démocratique encouragé par l’Unité populaire ne pouvait être interrompu par la voie légale. Elle manque toutefois de vision et fut incapable de mesurer les conséquences de son aventure : un cas impardonnable d’irresponsabilité historique. Pour les Etats-Unis, l’avertissement était bien plus sérieux que les intérêts des sociétés expropriées. Il s’agissait là d’un précédent inadmissible de progrès pacifique des peuples du monde, et notamment les peuples de France ou d’Italie, dont les actuelles conditions permettent de tenter des expériences similaires à celles du Chili. Toutes les forces de la réaction intérieure et extérieure se concentrèrent alors en un seul bloc compact.
Par contre, les partis de l’Unité populaire, dont les fissures internes étaient bien plus profondes que ce que l’on admet généralement, ne purent se mettre d’accord sur une analyse commune du vote de mars. Le gouvernement se retrouva sans ressources, tiraillé entre ceux qui voulaient mettre à profit l’évidente radicalisation des masses pour faire un saut décisif dans le changement social, et les plus modérés qui, craignant le spectre de la guerre civile, espéraient arriver à un accord régressif avec la Démocratie chrétienne. Avec le recul, on voit aujourd’hui combien ces contacts, dans le chef de l’opposition, n’étaient que distractions destinées à gagner du temps.
La grève des camionneurs fut le détonateur final. De par sa géographie accidentée, l’économie chilienne est à la merci du transport routier. Le paralyser, c’est paralyser le pays. Or, pour l’opposition, paralyser le pays était assez facile, puisque les camionneurs étaient les plus touchés par la pénurie de pièces détachées et se voyaient en outre menacés par l’intention du gouvernement de nationaliser le transport avec du matériel soviétique. La grève fut maintenue jusqu’au bout, sans répit, car elle était financée cash depuis l’extérieur. La CIA inonda en effet le pays de dollars, afin de soutenir la grève patronale. D’ailleurs, la devise américaine chuta sur le marché noir, écrivit Pablo Neruda à un ami européen. Une semaine avant le coup d’État, il n’y avait plus d’huile ni de lait ni de pain.
Dans les derniers jours de l’Unité populaire, avec une économie effondrée et le pays au bord de la guerre civile, le gouvernement et l’opposition tentèrent, chacun de son côté, de modifier le rapport de forces au sein des forces armées. La manœuvre finale fut parfaite : quarante-huit heures avant le putsch, l’opposition réussit à discréditer les officiers supérieurs qui soutenaient Salvador Allende. Après une série de coups de maître, un à un furent promus tous les officiers du dîner de Washington.
Mais ce jeu d’échec politique échappait désormais à l’emprise de ses joueurs. Entraînés par une dialectique irréversible, ils devinrent eux-mêmes des pions sur un échiquier plus vaste, beaucoup plus complexe et politiquement bien plus important qu’une simple confabulation consciente de l’impérialisme et la réaction contre le gouvernement du peuple. C’était une terrible confrontation de classes qui échappait aux mains de ceux-là mêmes qui l’avaient provoquée ; une bataille acharnée entre intérêts opposés, dont l’issue finale ne pouvait être autre qu’un cataclysme social sans précédent dans l’histoire de l’Amérique.
L’armée la plus sanguinaire au monde
Dans de telles conditions, le putsch militaire ne pouvait être que cruel. Allende le savait. « On ne joue pas avec le feu », avait-il dit à Rossana Rossanda. « Celui qui pense qu’au Chili, un coup d’État militaire se fait comme dans d’autres pays d’Amérique, avec un simple changement de garde à la Monnaie, se trompe drôlement. Ici, si l’armée sort de la légalité, il y aura un bain de sang. » Une telle incertitude était en fait justifiée historiquement.
Au Chili, contrairement à ce que l’on a voulu nous faire croire, les forces armées sont intervenues dans la politique chaque fois que leurs intérêts de classe se voyaient menacés. Et ces interventions ont été accompagnées d’une énorme férocité répressive. Les deux constitutions que le pays a eues en un siècle ont été imposées par les armes, et le récent putsch militaire était le sixième de ces cinquante dernières années.
Cette soif sanguinaire de l’armée chilienne est en fait de naissance. Elle vient de la terrible école de la guerre au corps à corps contre les Araucans, qui dura 300 ans. Un de ses précurseurs se vantait, en 1620, d’avoir tué de sa main plus de deux mille personnes en une seule action. Dans ses chroniques, Joaquín Edwards Bello rapporte qu’au cours d’une épidémie de typhus exanthématique, l’armée sortait les malades de chez eux et les tuait d’un bain de poison afin d’enrayer l’épidémie. Et pendant la guerre civile de sept mois, en 1891, il y eut plus de 10 000 morts en une seule bataille. Les Péruviens assurent que sous l’occupation de Lima, pendant la guerre du Pacifique, les militaires chiliens saccagèrent la bibliothèque de Ricardo Palma. Mais ils ne lisaient pas les pages ; ils s’en servaient comme papier toilette.
C’est avec encore plus de brutalité que les mouvements populaires ont été réprimés. Après le séisme de Valparaiso, en 1906, les forces navales liquidèrent l’organisation des dockers en massacrant 8 000 ouvriers. À Iquique, au début du siècle, une manifestation de grévistes, fuyant les soldats, se réfugia au théâtre municipal. Ils furent mitraillés. 2 000 morts. Le 2 avril 1957, l’armée réprima une révolte civile dans un centre commercial de Santiago et causa un nombre de victimes qui n’a jamais pu être calculé, car le gouvernement enterra les corps dans des charniers clandestins. Au cours d’une grève à la mine de El Salvador, sous la présidence de Eduardo Frei, une patrouille militaire ouvrit le feu pour disperser une manifestation, faisant six morts, dont plusieurs enfants et une femme enceinte.
Le commandant local était un obscur général de 52 ans, père de cinq enfants, professeurs de géographie et auteur de plusieurs ouvrages sur des questions militaires. Il s’appelait Augusto Pinochet. Ce mythe de légalisme et bienveillance de cette armée de bouchers a été inventé dans l’intérêt de la bourgeoisie chilienne. L’Unité populaire l’a maintenu dans l’espoir de faire basculer en sa faveur la composition de la classe des cadres supérieurs. Salvador Allende se sentait toutefois plus en sécurité parmi les Carabiniers, un corps armé d’origine populaire et paysanne placé sous le commandement direct du président de la République. De fait, seuls les officiers les plus anciens des Carabiniers soutinrent le coup d’État. Les jeunes officiers, eux, se retranchèrent à l’École de sous-officiers de Santiago et résistèrent pendant quatre jours, jusqu’à ce qu’ils furent écrasés sous les bombes lancées des avions.
Il ne restera au Chili aucune trace des conditions politiques et sociales qui ont rendu possible l’Unité populaire. Quatre mois après le putsch, le bilan était atroce : près de 20 mille personnes assassinées, 30 mille prisonniers politiques soumis à de sauvages tortures, 25 mille étudiants expulsés et plus de 200 mille ouvriers licenciés. Mais le plus dur n’était pas encore fini.
La véritable mort d’un président
L’heure de la bataille finale avait sonné. Le pays était à la mercides forces déchaînées par la subversion. Salvador Allende s’accrochait à la légalité. La contradiction la plus dramatique de sa vie fut d’être un farouche ennemi de la violence, tout en étant un révolutionnaire passionné. Il pensait d’ailleurs avoir résolu le dilemme par l’hypothèse selon laquelle les conditions du Chili permettaient une évolution pacifique vers le socialisme, dans le cadre de la légalité bourgeoise. L’expérience lui apprit, trop tard, qu’on ne change pas un système avec un gouvernement, mais avec le pouvoir.
Cette leçon tardive a dû être la force qui l’a poussé à résister jusqu’à la mort dans les décombres en feu d’une maison qui n’était même pas la sienne, un palais sombre, construit par un architecte italien pour être une fabrique d’argent et qui a fini en refuge d’un président sans pouvoir. Salvador Allende résista six heures durant, une mitraillette à la main, cadeau de Fidel Castro et qui fut la seule et unique arme à feu qu’il utilisa jamais. Le journaliste Augusto Olivares, qui résista avec le président jusqu’à la fin, fut touché à plusieurs reprises et mourut exsangue à l’Assistance publique.
Vers quatre heures de l’après-midi, le général de division Javier Palacios parvint au deuxième étage, accompagné de son aide de camp, le capitaine Gallardo, et d’un groupe d’officiers. C’est là, au milieu des faux sièges Louis XV, des vases chinois peints de dragons et des tableaux de Rugendas du Salon Rouge, que Salvador Allende les attendait. Il portait un casque de mineur et était en manches de chemise, sans cravate. Ses vêtements étaient tachés de sang. Il tenait sa mitraillette à la main.
Allende connaissait bien le général Palacios. Quelques jours plus tôt, il avait dit à Augusto Olivares qu’il s’agissait d’un homme dangereux ayant des contacts étroits avec l’ambassade des États-Unis. Dès qu’il l’aperçut au détour de l’escalier, Allende l’invectiva : « Traître ! », et le blessa à la main. Allende mourut dans un échange de coups de feu avec cette patrouille. Ensuite, tel un rite de caste, tous les officiers ouvrirent le feu sur le cadavre. Finalement, un sous-officier lui détruisit le visage d’un coup de crosse. Le cliché existe : il a été pris par le photographe Juan Enrique Lira, du journal El Mercurio, le seul qui fut autorisé à photographier le cadavre. Il était tellement défiguré qu’on montra le corps dans le cercueil à Hortensia Allende, son épouse, mais sans lui permettre d’en découvrir le visage. En juillet, il avait eu 64 ans. C’était un Lion parfait : tenace, décidé et imprévisible.
Ce que pense Allende, seul Allende le sait, m’avait dit un de ses ministres. Il aimait la vie. Il aimait les fleurs et les chiens. Il était d’une galanterie un peu à l’ancienne, faite de billets doux parfumés et de rencontres furtives. Sa plus grande vertu fut d’être conséquent, mais le destin lui réserva la grandeur rare et tragique de mourir en défendant par les balles le machin anachronique du droit bourgeois ; en défendant une Cour suprême de justice qui l’avait répudié mais devait légitimer ses assassins ; en défendant un Congrès misérable qui l’avait déclaré illégitime mais devait se plier, reconnaissant, à la volonté des usurpateurs ; en défendant la liberté des partis de l’opposition qui avaient vendu leur âme au fascisme ; en défendant tout l’appareil miteux d’un système de merde qu’il s’était lui-même proposé d’annihiler sans tirer un coup de feu. Ce drame a eu lieu au Chili, pour le plus grand mal des Chiliens, mais il passera à l’Histoire comme un événement qui nous est arrivé, sans coup férir, à tous les hommes de cette époque, pour rester gravé dans nos vie à jamais.
Source : Risal année 2003. et traduction de Gil B. Lahout