dimanche 12 mai 2013

Livre, « les Antilles décolonisées » de Daniel Guérin (1956)

Antilles et anticolonialisme
quelques éléments de l’œuvre
de Daniel Guérin

 
Par Libres Amériques 

Disparu il y a 25 ans, à l’âge de 84 ans, Daniel Guérin est un auteur dont on ne parle plus vraiment et qui renvoie à  une œuvre méconnue, et qui sait, pourrait demander un travail de réédition. Il fut un militant internationaliste qui écrivit en 1956 « Les Antilles décolonisées » (deux extraits après les notes de présentation), le livre fut préfacé par Aimé Césaire dans sa dernière édition en 1986. Daniel Guérin a laissé une œuvre et a eu un rôle intellectuel et politique notable dans les luttes anti-coloniales en tant que militant et acteur communiste et libertaire. Daniel Guérin est aussi un critique singulier et très incisif sur l’ordre social et hors des sentiers battus du jacobinisme…

Si Daniel Guérin est à classifier absolument, au regard de son parcours, il fut un marxiste critique, échappant au sacro-saint dogme pour donner du souffle à une pensée non conforme. Où l’expérience et l’analyse peuvent se conjuguer. Sa pensée et ses écrits gardent une certaine fraîcheur, car ce qu’il a laissé de sa plume donne à comprendre et entendre une humanité pleine. Il faut souligner le courage, qu’il eut à dévoiler son homosexualité, quand cela était encore un tabou au sein de la société française et notamment comme, il l’écrivit au sein classe ouvrière (et le reste encore…).

Dans ses ouvrages, il fait part de sa vie, ou bien nous offre un contenu intellectuel, ou ce que l’on appelle à tour de bras une approche historique ou «le peuple » ou la classe naissante ouvrière devient sujet et moteur de l’Histoire (http://lrf.revues.org/162). Il est l’auteur d’une travail sur la Révolution française, ou il montre les premières fractures entre la bourgeoisie jacobine et les prémices des luttes de classes en France, au sein de ce qui adviendra le mouvement prolétarien ou ouvrier. Un regard qui reste à bien des égards une pensée où la liberté est un cheminement exigeant, mais qui ne résout pas à une simple critique de circonstance sur le capitalisme, mais offre une perspective émancipatrice ou individualité et la lutte de classe ne sont pas antagoniques...

Premier extrait de Daniel Guérin, « Les Antilles décolonisées » (1956)

La Guadeloupe et la Martinique, pourtant si voisines, forment deux petits mondes qui se boudent. (...) Les communications d’une île à l’autre sont très réduites et le commerce inter-antillais presque nul. L’avion est le seul moyen de communication pratique. mais les voyages aériens sont couteux et accessibles aux seuls privilégiés. Ajoutons qu’à l’école, l’enfant apprend à connaître dans le détail les institutions et l’histoire de la lointaine "mère-patrie", mais que ses éducateurs s’abstiennent de lui parler des Antilles (...)

Les Antillais présentent tous les symptômes de la sous-alimentation. Il n’est que de les voir mâchonner, à longueur de journée des tiges de canne à sucre, ramassées dans les champs ou sur les routes, pour apaiser leur faim. (....)

(…) Le logement est peut être l’indice le plus tangible de la misère antillaise. La vue des « cases » exiguës et sordides, mal protégées contre la chaleur, la pluie et le vent, dans lesquelles s’entassent pour dormir (souvent à même le sol, sur des hardes) des familles pléthoriques a consterné tous les enquêteurs, de quelque métropole qu’ils vinssent. (…) Un aspect de la « poussée démographique » aux Antilles, c’est la ruée vers les villes. Les travailleurs du sol, à qui répugne l’exploitation sur les plantations de canne à sucre, sont attirés par les activités commerciales ou industrielles et les salaires des agglomérations urbaines. Ils désertent la campagne et viennent s’entasser dans les capitales (…) dans des zones de taudis et de « bidonvilles ».

(…) En Martinique, en 1935 (nous n’avons pas, hélas, de données plus récentes), 208 propriétaires, un peu plus de 3% du total, possédaient des plantations de plus de 100 hectares, accaparant 61% du sol cultivable. 365 propriétaires, un peu plus de 5% du total, possédaient des propriétés de plus de 40 hectares, accaparant 75% du sol cultivable. (...) Cette concentration inouïe de la propriété foncière a été encore stimulée depuis, à la fois par le régime du "contingentement" du sucre et du rhum qui joue en faveur des très grosses exploitations et par toutes sortes de manœuvres et de discriminations qui favorise le gros producteur de canne à sucre aux dépens du petit.

(...) Le sol martiniquais est monopolisé par un petit nombre d’"usines" : celles, par ordre d’importance, de Petit Bourg, de Lareinty, de Sainte-Marie, du Lamentin, de Rivière Salée. Et le tout est entre les mains d’une caste fermée composée d’une dizaine de familles, comprenant tout au plus un millier d’individus, qui se serrent les coudes, s’entraident financièrement, viellent à conserver les plantations dans l’indivis, se marient entre eux, monopolisent la totalité des bénéfices réalisés par l’industrie sucrière, contrôlent les banques, la presque totalité du commerce d’exportation et d’importation et dominent la préfecture.

 (...) En Guadeloupe, la concentration est un peu moins poussée. Cela tient au fait que la culture de la canne à sucre y occupe une superficie proportionnellement moindre qu’en Martinique. Mais 75% des terres sucrières sont détenues par un petit nombre de sociétés (...) dont trois contrôlent à elles seules 60% de la production. (...) La culture de la banane, très importante en Guadeloupe, est beaucoup moins concentrée que celle de la canne. Cependant, cinq firmes, à la fois productrices et exportatrices, monopolisent le marché (...) L’immense majorité des Guadeloupéens sont des ouvriers agricoles (...) La concentration de la propriété foncière, de l’avis de tous les observateurs impartiaux, est la cause la plus directe de la misère antillaise. (...) les gros planteurs ne veulent pas céder un pouce des immenses étendues qu’ils ont accaparées ; d’autre part, ils appréhendent que la transformation du prolétaire agricole en paysan propriétaire ne les prive d’une large réserve de journaliers entièrement dépendants de l’emploi qu’ils peuvent obtenir dans les plantations

(...). Une autre cause fondamentale de la misère caraïbe, c’est l’absurde système de production et d’échanges auxquelles sont soumises les îles et, plus particulièrement, celles qu’un "cordon ombilical" enchaîne à une métropole lointaine. (...) Le procédé n’est pas compliqué : imposer à la population tout ce que l’on veut placer avantageusement, d’une part ; d’autre part, l’empêcher d’exploiter ses propres ressources.

Pour conclure : "Nous possédons tout et nous importons tout. En bref, les Antilles servent de marchés à peu près exclusifs pour les denrées alimentaires et les produits fabriqués métropolitains qu’elles échangent contre leur sucre (et, dans une moindre mesure, contre leurs bananes). (...° les îles sont mises dans l’impossibilité de se fournir ailleurs que sur le marché métropolitain, même lorsque les prix dudit marché, aggravés des frais de transport, sont très supérieurs à ceux des autres pays et la qualité des produits nettement inférieure. Or 7000 kilomètres séparent la France de la Martinique et de la Guadeloupe. (...) Et pourtant, la quasi totalité des importations de la Martinique et de la Guadeloupe proviennent de la France métropolitaine ou de l’Union française. (...)

 
Second extrait de Daniel Guérin, "Les Antilles décolonisées" (1956)

Aux Antilles, la distinction sommaire qui consiste à attribuer une peau blanche à l'oppresseur et une peau noire à l'opprimé n'est pas tout à fait sans fondements puisque la ploutocratie capitaliste qui domine les îles est, dans sa grande majorité, blanche. La prise de conscience raciale sert incontestablement la cause de l'émancipation antillaise dans la mesure où elle colore, si l'on peut dire, la notion de lutte de classes, encore un peu abstraite pour l'autochtone, en y introduisant un facteur concret et visible, un élément passionnel : l'injustice qui frappe une certaine nuance d'épiderme.

En effet, nous l'avons vu, jusqu'à une date récente l'injure faite à la race a été ressentie bien plus vivement que l'iniquité des rapports économiques. C'est la révolte contre l'oppression raciale, plus encore que les perspectives du socialisme et du communisme, qui a pu arracher les descendants d'esclaves à leur passivité séculaire. C'est elle aussi qui forme le commun dénominateur des mouvements d'émancipation dans toutes les Antilles et qui pourrait permettre à ceux-ci de fraterniser malgré leurs étiquettes politiques différentes, voire antagonistes.

C'est pourquoi, tout en se défendant de tomber dans le racisme, les mouvements d'avant-garde, aux Antilles, n'ont-ils pas pu se dispenser de stimuler et de "capitaliser" à leur profit la prise de conscience raciale. La meilleure preuve qu'ils n'ont pas eu tort n'est-ce pas la fureur panique qu'ils ont inspirée aux défenseurs du statu quo ? Dans les diverses Antilles, ces derniers dénoncent avec un bel ensemble, le "crime impardonnable" des "agitateurs qui font aujourd'hui de la question de couleur une arme politique".


 

Mais cette tactique comporte aussi des dangers. La distinction sommaire entre peau blanche et peau noire ne traduit qu'une partie de la réalité. Tous les hommes à l'épiderme sombre ne sont pas des exploités. On sait qu'aux Antilles le préjugé favorable dont bénéficie la blancheur et, en sens inverse, le stigmate dont est victime la noirceur, ont contribué à la formation d'une classe moyenne métissée.

Devenue capitaliste, celle-ci exploite et opprime le peuple au même titre que les possédants blancs. Mais elle est obligée de plus en plus de partager ses privilèges avec une couche ascendante de noirs qui, à leur tour, commencent à accéder à la propriété et à la "respectabilité". Jacques Roumain affirmait avec force qu'"un bourgeois noir ne vaut pas mieux qu'un bourgeois mulâtre ou blanc", qu'"un politicien bourgeois noir est aussi ignoble qu'un politicien bourgeois, mulâtre ou blanc". Après lui, le Martiniquais Frantz Fanon répète qu'un "noir ouvrier sera du côté du mulâtre ouvrier contre le noir bourgeois". (...)
 
Les antagonismes de classes tendent, lentement mais sûrement, à se substituer, partout, dans la Caraïbe, aux oppositions épidermiques. L'Antillais commence à saisir que la blancheur de la peau n'est pas un critère d'exploitation et d'oppression puisque, dans les métropoles qui se sont partagé les îles, des millions de blancs demeurent eux aussi sous le joug.

Il est en train d'apercevoir que la prise de conscience raciale se retournerait contre lui-même si elle lui faisait fermer les yeux à la réalité des rapports économiques, si elle dégénérait en une passion aveugle, si elle produisait le double résultat de le fourvoyer dans le sillage des réactionnaires de couleur et de le dresser contre ses frères de classe, contre ses alliés naturels : les prolétaires blancs métropolitains.

Michel Leiris a eu raison de souligner qu'aux Antilles françaises les incidents et rixes de caractère purement racial sont de moins en moins fréquents et que les luttes entre gens de races différentes s'intensifient dans la seule mesure où elles ont une base économique, un contenu de classe.

Frantz Fanon qui, à un moment de son évolution a été attiré par le mirage de la "négritude" doute aujourd'hui que l'évocation de lointaines civilisations nègres, injustement méconnues, puisse changer quoi que ce soit à la situation des gamins de huit ans qui travaillent dans les champs de canne à sucre.

Si l'Orphée noir de Sartre me paraît appeler quelques réserves je suis entièrement d'accord avec lui lorsqu'il observe : "Ce n'est pas par hasard que les chantres les plus ardents de la négritude sont en même temps des militants marxistes." Car le fait est là : les trois plus grand poètes antillais de notre temps, Aimé Césaire, Jacques Roumain, Nicolas Guillen ont tout trois adhéré au communisme.

Il leur est apparu simultanément que l'émancipation de leurs compatriotes débordait le cadre étroit de l'archipel caraïbe, qu'elle avait un contenu universel et qu'à ce titre elle avait à s'intégrer dans une cause universelle. Et c'est pourquoi ils ont rejoint, non seulement la lutte menée par les noirs du monde entier contre le préjugé racial, mais aussi et surtout celle des exploités du monde entier sans distinction de couleur, contre le régime capitaliste.

Courte biographie de Daniel Guérin  (1904-1988)

« Issu d'une famille de la grande bourgeoisie libérale et dreyfusarde parisienne, il était sans doute promis à une carrière littéraire. En effet, c'est au début des années 20 qu'il commence à écrire poèmes et essais littéraires. Mais cette vocation fera long feu. C'est au sein de la CGT, mais aussi des organisations socialistes, trotskystes puis enfin libertaires qu'il choisit par la suite de militer.


Son unique voyage aux Antilles remonte à 1955. De février à avril, il se rend en Martinique et en Guadeloupe, mais aussi à la Trinité, en Haïti et la Jamaïque. En 1956, il publie en France, "Les Antilles décolonisées" (ouvrage réédité en 1986 par Présence Africaine) préfacé par Aimé Césaire. Ce n'est pas l'ouvrage d'un historien ou d'un géographe, mais le livre politique d'un militant qui veut témoigner et agir contre le système de domination coloniale. »

Eléments bibliographiques sur l’Anticolonialisme et les Etats-Unis

  • Au service des colonisés, Paris, Editions de Minuit, 1954. Collection d’articles rédigés entre 1927 et le début des années 50. Ce recueil est remanié et étoffé dans l’édition suivante :
  • Ci-gît le colonialisme, Algérie, Inde, Indochine, Madagascar, Maroc, Palestine, Polynésie, Tunisie. Témoignages militants, Paris, Mouton-La Haye, 1973.
  •  Les Antilles décolonisées, Paris, Présence africaine, 1956, 1986. Avec une préface d’Aimé Césaire.
  • Où va le peuple américain ? deux tomes, Paris, Julliard, 1950-1951. Ouvrage de base d’où sont extraits les trois titres suivants :
  • Décolonisation du Noir américain, Paris, Editions de Minuit, 1963.
  • Préface à l' "Autobiographie de Malcom X", Paris, Grasset, 1964.
  • De l’Oncle Tom aux Panthères Noires, Paris, UGE, 1973 (refonte du précédent); Les Bons Caractères, 2010.
  • Le Mouvement ouvrier aux Etats-Unis, Paris, Maspéro.
  • Africains du Nouveau Monde, Paris, Présence africaine, 1984.


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    Source texte/bio et crédit cartes postales : Site Matière et Révolution