jeudi 20 décembre 2012

Paraguay, l'enquête sur la tuerie des 11 paysans au point mort ?

Paraguay : des enquêtes 
doivent être menées 
pour que justice soit rendue 
dans l’affaire 
des homicides de Curuguaty

Par Amnesty International (communiqué)
 
Les autorités paraguayennes doivent veiller à ce que l’ensemble des personnes responsables de la mort de 11 paysans et six policiers à Curuguaty en juin dernier fassent l’objet d’une enquête, notamment les policiers présents lors de l’expulsion sur ce site, a déclaré Amnesty International alors que les charges retenues contre 14 paysans viennent d’être rendues publiques. 
 
Le 15 juin 2012, 11 paysans et six policiers sont morts et plusieurs personnes ont été blessées après que des affrontements aient éclaté lors d’une expulsion forcée dans le district de Curuguaty (région de Canindeyú, Paraguay). Au moins 13 paysans ont été arrêtés sur place, dont deux mineurs qui ont plus tard été relâchés.

Le procureur chargé du dossier a annoncé dimanche 16 décembre que des poursuites avaient été engagées contre les 14 paysans. 


Aucune enquête n’a été diligentée sur le comportement de la police ni sur le rôle qu’elle a pu jouer dans ces décès.

« Il est choquant qu’aucune enquête ne soit actuellement menée sur les responsabilités éventuelles de la police. D’après certaines informations, plus de 300 policiers, dont beaucoup portaient une arme à feu, étaient présents lors de ces heurts, face à quelque 90 paysans seulement », a précisé María José Eva, spécialiste de l’Amérique du Sud à Amnesty International. 

Selon des témoins, certaines des victimes ont été tuées par balle sur place après que les affrontements aient pris fin. Des témoins affirment par ailleurs que deux corps ont été retrouvés sur les terrains litigieux le lendemain.

Une délégation d’Amnesty International qui s’est rendue dans la zone le mois dernier a reçu des informations de la part d’organisations locales et de proches de victimes faisant état de lacunes dans l’enquête en cours, et pris connaissance de cas de mauvais traitements de paysans en garde à vue.


Des enquêtes menées en parallèle par des organisations non gouvernementales locales ont soulevé d’autres questions, notamment sur la responsabilité potentielle de la police dans les décès, mais le procureur les a écartées sans fournir d’explication satisfaisante, d’après les avocats de la défense.

« Si l’heure est encore à l’analyse détaillée des charges, nous déplorons que l’enquête soit semble-t-il incomplète et que la scène du crime n’ait apparemment pas été traitée comme il se doit. Des enquêtes sur les deux corps qui auraient été retrouvés le lendemain des affrontements doivent être diligentées dans les meilleurs délais afin d’exclure la possibilité que des exécutions extrajudiciaires ou d’autres violations des droits humains aient eu lieu », a ajouté María José Eva.

La délégation d’Amnesty International a également rencontré le procureur chargé de l’enquête en novembre. Celui-ci avait affirmé que les auteurs des homicides avaient déjà été identifiés, alors que les résultats des expertises balistiques n’étaient pas encore connus à l’époque.

« Nous exhortons les autorités à agir afin que l’enquête sur les événements tragiques de Curuguaty, notamment sur la réaction de la police, soit efficace, impartiale et transparente, et que l’ensemble des responsables présumés soient traduits en justice. L’impunité ne doit pas triompher dans ces affaires », a poursuivi María José Eva.

Complément d’information

Ces homicides sont survenus dans le contexte de l’expulsion forcée de petits paysans hors de terrains faisant l’objet d’un litige à Curuguaty. La confusion sur l’identité des propriétaires de ces terrains remonte à la fin des années 60, époque à laquelle l’entreprise privée Campos Morombi SAC y A affirme les avoir achetés à La Industrial Paraguaya SA (LIPSA).

Depuis 2004, des communautés paysannes vivant dans cette zone demandent que l’Institut agraire paraguayen leur octroie ces terrains, qui étaient semble-t-il à l’abandon depuis des années. Certaines informations indiquent cependant que la LIPSA les avait cédés à l’armée paraguayenne dans les années 60, bien que le titre de propriété n’ait pas été enregistré.

Ces mêmes communautés paysannes ont occupé les terrains à au moins sept occasions depuis 2004. Elles soutiennent qu’ils appartiennent à l’État paraguayen, et devraient donc tomber sous le coup de la réforme agraire et être attribués aux paysans.

TÉMOIGNAGES

Le nom des personnes interviewées, ainsi que d’autres informations les concernant, ont été modifiés afin de préserver leur sécurité.


« Nous ne savons pas si c’est mon frère que nous avons enterré »

Deux des frères de Cristina sont morts lors des affrontements. Elle a parlé à Amnesty International de ce qui est arrivé vendredi 15 juin.

« J’étais désespérée parce que je savais que quelque chose était en train de se passer. Mes frères étaient là-bas, à se battre pour ces terres. Il y avait beaucoup de policiers, des hélicoptères, des blessés. Des blessés étaient emmenés en ville, mais il s’agissait seulement de policiers, les paysans ont été abandonnés sur place.

« Un de mes frères était là-bas et a dit que nous devrions venir, car mon autre frère Mauricio était à terre, blessé. Je me suis approchée et j’ai demandé aux policiers si je pouvais aller l’aider, mais ils ne m’ont pas laissé faire. Et ensuite je n’ai pas pu utiliser mon téléphone.

« Mon frère se cachait, observant tout ce qui se passait. Il a entendu un policier tirer sur Mauricio, qui était déjà blessé à la jambe, et le tuer. »

Le lendemain, samedi 16 juin, le corps de Miguel, l’autre frère de Cristina, a été retrouvé. 
 
Les deux corps ont été transportés à Asunción pour une autopsie. Le dimanche suivant, la famille de Cristina s’est vu remettre les corps de Mauricio et Miguel, emballés dans un sac noir, chacun dans un cercueil. Un certificat médicolégal indiquait que l’un d’eux était mort des suites d’une grave hémorragie causée par une blessure par balle et que l’autre avait succombé à une destruction de tissus cérébraux.

« Un des corps sentait très fort. On ne sait même pas si c’est mon frère Mauricio que nous avons enterré. C’est très cher d’aller aux pompes funèbres et de faire nettoyer un corps, alors nous l’avons enterré comme ça », a expliqué Cristina.

Lundi 18 juin, les deux frères ont été inhumés.
 
« Les policiers ne font pas l’objet d’enquêtes ; c’est ce que nous demandons, que des enquêtes soient ouvertes sur eux. La vie a beaucoup changé par ici. À l’école, les enfants parlent. Mon neveu de six ans voit des policiers et dit :" un policier a tué mon papa ". C’est difficile. Nous ne nous attendions pas à ça », a-t-elle déclaré.

« Nous demandons des enquêtes sur les policiers »

La première fois que Raúl a entendu parler des affrontements à Curuguaty, c’était à la radio.

« J’étais en ville et je me suis rendu au centre médical au cas où un de mes proches avait été blessé et y avait été amené, mais il n’y avait que des policiers. »

Plusieurs heures plus tard, quand Raúl est rentré chez lui, une voisine l’a appelé pour lui dire que son fils, Esteban, était à l’hôpital.

Quand il est arrivé sur place, Esteban était mort. 

« Je suis allé à l’hôpital à 16 heures et ils ne m’ont pas laissé entrer. J’ai dû attendre jusqu’à 17 heures. J’y ai alors trouvé un de mes fils blessé et Esteban sans vie. »

Les fils de Raúl, qui ont été blessés, se trouvent en détention. Pour Raúl et sa famille, il est difficile de leur rendre visite, car cela coûte très cher.

« Nous demandons des enquêtes sur les policiers, mais rien n’est fait en ce sens », a regretté Raúl.


Source : Amnesty International