« Où va la révolution cubaine ? »
Et « Impérialisme
et racisme »
Par Daniel Guérin (1968)
Le texte de Daniel Guérin sur « où va la révolution
cubaine » a été écrit lors d'un séjour entrepris en 1968 à Cuba. Il le
rédigera avant et lors d’un Congrès culturel réunissant des délégations étrangères et sera publié sous le titre "Paris-Cuba" à compte d'auteur. Son
regard et ses apports critiques sont loin des clichés sur l’île et sa
« révolution », et du mythe construit autour par l’appareil politique
du PC cubain. A peine dix ans après la prise de pouvoir, la bureaucratie castriste domine, et Daniel Guérin n’est pas en ce domaine un enfant de chœur. Même
si son voyage n’a duré que 3 semaines, dont une semaine dans le cocon d’un
congrès, nous avons droit à une bonne part des raisons de cette sclérose, qu’il
nomme l'« ankylose » du régime castriste.
Daniel Guérin a été un militant anticolonialiste et il reste un auteur assez peu
connu. Bien avant la seconde guerre mondiale, il a pris ses distances avec tout ce qui pouvait représenter
le marxisme dogmatique et sa version léniniste.
Il a appartenu à la famille
politique trotskiste, puis communiste et libertaire, du moins une frange militante révolutionnaire et
intellectuelle plus lucide et alerte sur les phénomènes de
dégénérescence du mouvement ouvrier en France, mais aussi à l’échelle
internationale. Son appartenance n’égale pas surtout sa clairvoyance et sa
connaissance des questions internationales de son temps.
Probablement, un faible pour les « Cassandre », ou
ces intellectuels capables de garder une distance critique et refusant de
mettre le petit doigt sur la couture du pantalon ou de chasser des chimères. Et
si objectivité, vous trouverez là, deux textes qui peuvent
aider à comprendre un contexte historique et un témoignage critique sur certaines affres des régimes militaro-policiers (ou civico-militaire),
qui sembent faire des petits en Amérique latine. Mais attention dans un autre
contexte historique, que se réserverons à leur tour les historiens d’ici
quelques décennies pour analyser Cuba au 21° siècle.
Dans la cas de Daniel Guérin, sa force a été
de refuser l’injustice sous sa forme capitaliste ou de capitalisme d’état, en
s’appuyant sur ce en quoi le pauvre Marx n’a jamais été vraiment compris par
ceux qui l’ont louangé et divinisé, c’est-à-dire un outil indispensable et de
toutes les époques : la critique à l’ombre des théories fumeuses et à
l’épreuve du pouvoir. Avec le recul de l’histoire, cela devient encore plus
révélateur à la lecture des deux textes, dont le second illustre parfaitement
les intérêts des impérialismes de l’époque, qu’il désigne comme secondaires ou
vassaux à l’égard des Etats-Unis.
Ce texte avec 45 ans de recul est une pépite. Il y a tous
les ingrédients de comment l’illusion « communiste » à jouer à
merveille, il faut dire que le régime cubain sait inviter, permettant ainsi à
sa propagande de faire mouche auprès d’un public étranger et intellectuels de
préférence captifs à ses thèses.
Avec ce texte, il est intéressant, de découvrir la
récupération du mythe par le régime du Che Guevara et comment ce dernier
percevait l’autogestion, mais aussi pourquoi il a pris ses distances avec Cuba
en partant continuer la lutte armée en Bolivie. Nous sommes un an après la mort d’Ernesto Guevara et le
pouvoir fait un authentique procès stalinien à des ultras staliniens.
Nous avons là, une étonnante parodie tentant de démontrer
une certaine distance (pas vraiment critique) avec Moscou (ou ce qui était
l’URSS), mais dans l’absolu le pouvoir fait de même, c’est-à-dire avec les
mêmes standards répressifs et les mêmes logiques. Un beau trompe l’œil, mais
qui n’échappe pas à notre visiteur
de passage et averti sur la dégénérescence des pouvoirs et appareils
bureaucratiques d'hier et d'aujourd'hui.
OU VA LA RÉVOLUTION CUBAINE ?
Je reviens de Cuba. J'étais l'un des 470 « travailleurs
intellectuels » invités par le gouvernement cubain au Congrès culturel de La
Havane. Séjour, trop bref, de trois semaines, dont huit jours consacrés aux
séances du congrès pour lequel on nous avait encagés dans un hôtel de luxe,
beaucoup de « temps mort » : tourisme, bains de mer, réceptions, et le relatif
écran d'une langue que je comprends mal. Les impressions que je rapporte sont
donc quelque peu fugitives.
La révolution cubaine est une révolution jeune. Les «
barbudos » de la Sierra Maestra sont encore dans la force de l'âge. Fidel
Castro vient tout juste de franchir le cap de la quarantaine. Les postes
responsables sont tenus souvent par de très jeunes hommes : d'où une audace qui
a son revers : une relative inexpérience; d'où aussi une confiance en l'avenir
: cette équipe juvénile a l'impression d'avoir devant elle des années pour
mener à bien la révolution - une révolution qui commence seulement à
prendre de la bouteille.
La révolution cubaine est idéaliste et volontariste. En même
temps qu'elle relève la condition matérielle de l'homme, elle vise, plus
encore, à sa transformation psychologique, à son développement intégral, à la
création d'un « homme nouveau » profondément différent du repoussant « homo
economicus » hérité du capitalisme.
Dès qu'il débarque à Cuba, le visiteur est frappé par un style
de vie original, une joie de vivre qui assimilent vite à la révolution les
Cubains d'adoption : un jeune couple de Français nous ont confié qu'ils ne
pourraient plus vivre ailleurs et des étudiants algériens, boursiers de Cuba,
quand ils parlent des réalisations de la révolution cubaine, disent : « nous ».
Pour qui a vécu aux Etats-Unis et aux Antilles, Cuba offre,
du point de vue racial, un spectacle stimulant. Aucun préjugé, aucune
discrimination entre descendants d'Espagnols et descendants d'Africains, ces
derniers formant près de la moitié de la population et se reproduisant plus
vite que les Blancs. Les jeunes étudiants du « Pouvoir noir », invités au
Congrès culturel, n'en pouvaient croire leurs yeux.
L'avenir à Cuba est, semble-t-il, au croisement des races,
bien que les mariages mixtes, en augmentation, ne soient pas encore très
nombreux. Le retard relatif de la population noire, du point de vue scolaire et
professionnel, héritage du passé, expliquerait le petit nombre d'hommes de
couleur dans les hautes fonctions de l'Etat et du parti.
Par contre, une pléiade de jeunes s'attachent à mettre en
valeur l'héritage culturel africain et esclavagiste à Cuba, notamment sur le
plan littéraire et théâtral. La culture, à Cuba, est largement afro-cubaine.
(1)
Sur le plan social, le régime m'est apparu comme une sorte
de paternalisme (dans la meilleure acception du terme), organisateur et
diligent. Ses bienfaits sont dispensés au peuple d'en haut. La semaine de
travail réduite à 44 heures, des salaires décents (tendant vers l'égalitarisme,
bien que l'éventail soit encore de 1 à 3), un mois de congés payés, la médecine
gratuite, la suppression des impôts (sauf sur le commerce privé), une tendance
à la gratuité de certains services publics et de certaines catégories de
logements, enfin, surtout, la stabilité de l'emploi et la sécurité pour les
vieux jours attachent au régime les travailleurs cubains.
L'entière scolarisation, l'ouverture de belles écoles, une
large extension des bourses d'études (300.000 boursiers à Cuba), l'hébergement
à La Havane des boursiers dans les anciennes villas des riches, la gratuité des
études et des livres assurent à la révolution le soutien de la jeunesse.
Quant à la petite paysannerie, la promesse lui a été faite,
et tenue, de ne la point socialiser. Elle doit au régime l'abrogation des
servitudes féodales et du métayage, l'achat, à des prix qui échappent à l'ancienne loi de l'offre et de la demande, de
la totalité de ses récoltes, la fourniture à crédit d'engrais, de semences, de
matériel agricole, etc. La révolution cubaine a vaincu l'analphabétisme et elle
a supprimé le chômage, notamment le chômage saisonnier qui, avant 1959, était
un mal endémique.
Ne sont oisifs aujourd'hui que les fainéants urbains, qui
refusent le travail à la campagne ou le travail volontaire. H y a même une
pénurie aiguë de main-d'œuvre, due à la faible démographie de Cuba, à l'essor
économique et à la cessation de l'immigration saisonnière en provenance de
Saint-Domingue ou de la Jamaïque. La misère n'existe plus à Cuba, sauf dans
quelques recoins au sol pauvre et encore délaissés. Le visiteur ne voit ni
haillons ni mendiants.
Des ombres au tableau
Le tableau comporte, toutefois, des ombres. Le rationnement
en denrées alimentaires et en vêtements est sévère. Aussi la population ne
peut-elle consacrer la totalité de son revenu à des achats de première
nécessité et se voit-elle contrainte d'en gaspiller l'excédent dans des
dépenses qui ressortissent au domaine, agréable d'ailleurs, du superflu.
En outre, les bontés du régime et le fait qu'elles sont
dispensées d'en haut ne stimulent pas trop l'ardeur au travail. La productivité
demeure assez faible. La faute, il est vrai. n'en incombe pas seulement au
facteur humain mais aussi à la vétusté des machines dans l'industrie et au fait
que la mécanisation de l'agriculture n'en est qu'à ses premiers pas.
Par ailleurs, la survie accordée à la petite paysannerie
n'est guère un facteur de rentabilité agricole et ses bras font défaut à
l'agriculture socialisée (2), qui manque de main-d'œuvre : pour couper la canne
à sucre, pour entreprendre ses nouvelles cultures diversifiées, vivrières
notamment, la révolution est obligée d'adjoindre aux travailleurs permanents
des volontaires temporaires prélevés sur les villes, salariés et étudiants. Ce
système désorganise quelque peu la production, les services publics et les
études, mais il présente l'avantage d'entretenir l'enthousiasme
révolutionnaire.
La révolution cubaine croit, en effet, à l'excellence d'un
volontariat qui, soulignons-le en passant, n'a pas l'air d'être de la frime :
les abstentionnistes ne sont, paraît-il, l'objet d'aucune rigueur. Tout au plus
sont-ils privés de quelques faveurs. Issue d'une entreprise militaire, sous la
direction de petits- bourgeois nationalistes, amenée par la suite à prendre
pour modèles les pays socialistes de l'Est, la révolution cubaine n'a peut-être
pas accordé une attention suffisante à la gestion ouvrière de la production du
type espagnol, yougoslave ou algérien.
Le « Che » Guevara, du temps où il dirigeait le ministère de
l'Industrie, était méfiant à son égard. Une suspicion qui reposait, d'ailleurs,
sur un malentendu : il s'imaginait, à tort, que l'autogestion excluait la
planification centralisée et qu'elle était synonyme d'égoïsme
d'entreprise.
A Cuba, une certaine collaboration existe, certes, entre les
assemblées des travailleurs et les directions nommées par l'Etat mais elle n'a
encore qu'un caractère limité. Au surplus, dans l'agriculture, l'autogestion
est rendue assez peu praticable par le caractère très saisonnier de la zafra,
la campagne sucrière, principale activité productrice de l'île : elle ne dure
que quelques mois et les coupeurs, leur tâche terminée, sont versés dans
d'autres activités (bâtiment, cultures diversifiées, etc.). De plus, la
mécanisation projetée réduira sensiblement la quantité de main-d'œuvre employée
dans le sucre.
L'absence relative d'autogestion présente des inconvénients
de deux sortes : tout d'abord, les travailleurs n'acquièrent pas tout l'esprit
d'initiative et de dévouement communautaire que leur Inculquerait une participation plus active à la gestion;
d'autre part, le manque d'autonomie comptable des entreprises, dont les
recettes et dépenses sont purement et simplement « budgétisées » par l'Etat,
estompe la notion de prix de revient et compromet la rentabilité (une telle centralisation est facilitée par l'exiguïté de
Cuba : un cinquième de la France).
A nos objections les Cubains répondaient : 1" que la
participation populaire à la production s'opère, mais à un niveau plus élevé
que l'entreprise, celui de l'identification totale des masses avec la révolution et son commandant en chef; 2° que
l'autonomie comptable des entreprises est une des superstitions capitalistes
dont il convient de s'affranchir.
Car la révolution cubaine se croit déjà suffisamment avancée
sur la voie du communisme pour envisager de rompre avec le fétichisme de
l'argent, briser délibérément la loi de la valeur et jeter par-dessus bord ce
que Marx appelle le « droit bourgeois ». La nécessité, pendant toute une
période transitoire, du stimulant matériel et de la rémunération en fonction du
travail fourni est mise en doute, au moins en paroles.
Déjà nombre de services publics et sociaux, certaines
répartitions de produits agricoles, tendent vers la gratuité et Fidel annonce,
en termes d'ailleurs vagues, une « distribution communiste ». Brûlant les
étapes, Cuba, sans le savoir peut-être, s'inspire du communisme libertaire de
Kropotkine, naguère jugé prématuré à la fois par les marxistes et les
proudhoniens.
Sur le plan psychologique et pédagogique, la démarche est
certainement féconde. Elle contribue à la formation d'une mentalité communiste,
d'un homme nouveau libéré de la mentalité de l'économie marchande. Mais elle
est idéaliste. Sur le plan matériel l'application en est encore limitée et ses résultats
problématiques (3).
Les syndicats parents pauvres
A Cuba les syndicats ouvriers font un peu figure de parents
pauvres. Leur champ d'action est limité, puisqu'il n'est guère question (ou
qu'il n'y a guère de motifs) de revendiquer dans l'aimable détente qui règne
sur le lieu du travail et que la grève est « impensable ».
Pourtant la C. T. C,
la Confédération des travailleurs cubains, née bien avant la révolution, a été
récemment réanimée. Elle encadre
et elle stimule
les travailleurs. Elle est fondée sur des principes de démocratie ouvrière et
d'internationalisme prolétarien qui semblent hérités de l'anarcho-syndicalisme
espagnol. L'adhésion, et même le paiement des cotisations y sont volontaires.
Il n'y existe plus de « permanents » : les responsables syndicaux, élus par
leurs pairs, travaillent comme les autres. Dans les sections syndicales
d'entreprise, les réunions semblent fréquentes et démocratiques.
Les syndicats ouvriers (il n'est pas question à Cuba de
syndicalisme) sont subordonnés au parti communiste, à l'entreprise comme sur le
plan national. Cependant cette subordination est moindre que dans les autres
régimes communistes.
A Cuba, les membres du noyau communiste d'entreprise sont
désignés au terme d'une consultation de l'ensemble des travailleurs, assez
largement démocratique. Les élus semblent être réellement une élite, les
militants les plus actifs, les plus dévoués, les plus irréprochables. A la campagne, notamment, nous avons vu à l'œuvre de très
jeunes cadres communistes, garçons et filles, exerçant des responsabilités
importantes dans la production avec beaucoup de sérieux et, semble-t-il, une
certaine capacité.
Cependant, l'adhésion au parti est subordonnée à des
conditions si rigoureuses que beaucoup de travailleurs, ne se sentant pas de
vocation monacale, hésitent à s'y soumettre. Il en résulte que, dans un pays de
près de huit millions d'habitants, le Parti communiste cubain ne comprend pas plus
de quelques dizaines de milliers de membres. A vrai dire, au sommet, la démocratie du P. C. cubain est
moins évidente. La direction du parti forme, semble-t-il, un petit noyau fermé,
un appareil politico-militaire, au fonctionnement hiérarchisé et secret.
La
récente publicité donnée brusquement au « complot » tramé par Annibal Escalante
et les anciens staliniens, dans lequel avaient trempé deux membres du Comité
central, les moyens employés par la police pour l'éventer (tables d'écoute à
l'ambassade de l'U. R. S. S., etc.), le procès qui s'est déroulé devant un
tribunal d'exception, l'accusation portée contre les inculpés d'être «
objectivement » des « auxiliaires de la C. I. A. », leur autocritique et leur
repentir, les lourdes condamnations finalement prononcées rappellent, assez
fâcheusement, les mœurs moscovites d'antan, bien que la procédure soit
utilisée, cette fois, contre des moscoutaires. Il est vrai qu'à Cuba, la « lutte contre la bureaucratie »
est à l'ordre du jour.
Le journal « Granma » y a consacré, sous ce titre, une
série d'articles, ensuite reproduits en brochure et l'université, prenant
conscience du problème, entend l'étudier. De larges compressions de personnel
ont été effectuées dans divers ministères, les 70.000 licenciés rééduqués et
reclassés dans la production. Mais la lutte est moins engagée, semble-t-il,
contre la bureaucratie en tant que caste dirigeante et organe de pouvoir que
contre des ronds-de-cuir excédentaires ou inefficaces et paperassiers.
Un autre aspect, assez étonnant, de la révolution cubaine
est son puritanisme. Naguère, les Cubains étaient de mœurs faciles : climat
tropical, race charmante et volupteuse. Mais aussi les armées de touristes
nord-américains avaient transformé La Havane en un vaste bordel. Aujourd'hui la
révolution se veut synonyme de vertu. Les candidats aux fonctions politiques et
syndicales sont soumis à des investigations qui n'hésitent pas à franchir le
seuil de la vie privée.
Les anciennes prostituées ont été reconverties : on les
retrouve vendant des glaces à la ville ou plantant des asperges et des
fraisiers à la campagne. Les boîtes de nuit n'ont pas disparu, car elles
servent à « éponger » l'excédent des signes monétaires entre les mains des
consommateurs rationnés, mais elles ont été assainies. Max-Pol Fouchet a vu
expulser d'un café un couple d'amoureux qui se tenaient par la main (4).
L'homosexualité est bannie ou persécutée.
Des franges de mécontents
Il serait présomptueux de prétendre que le régime est
soutenu par l'unanimité de la population. Il existe des franges de mécontents.
La Havane, surtout, métropole parasitaire, ne se console pas d'avoir perdu son
éclat luxurieux d'antan: ex-citadelle des classes aisées, elle est affligée
aujourd'hui d'une urbanisation trop rapide, de l'oisiveté volontaire de ceux
qui refusent le travail volontaire, de conditions de logement encore peu
satisfaisantes malgré les efforts des pouvoirs publics. Les personnes âgées
sont, bien entendu, plus réticentes que les jeunes.
Les professions libérales (les avocats notamment)
abandonnent peu à peu l'île révolutionnaire, Fidel ayant la sagesse de laisser
partir ceux qui en expriment le désir (après, toutefois, une longue période
d'attente pendant laquelle les postulants sont privés de leur gagne-pain, sauf
s'ils acceptent d'aller travailler comme volontaires à la campagne).
Chaque
jour un avion de nouveaux exilés quitte l'île pour les Etats-Unis.
Le départ de certains d'entre eux, techniciens, médecins, cause un préjudice à
la révolution cubaine, mais cette hémorragie constante à l’avantage de jouer lé
rôle d'une soupape de sûreté et de prévenir la cristallisation d'une opposition
organisée.
Par ailleurs, le rationnement n'est pas supporté sans
mécontentement par la population. Le dernier en date, celui de l'essence,
semble avoir fait l'effet d'une douche froide. Du haut des tribunes sur
lesquelles nous assistions au défilé militarisé du 2 janvier, nous avons noté
des indices déconcertants : après le défilé, la foule avait été admise à
occuper l'emplacement demeuré libre au pied des tribunes.
Quand Fidel eût pris la parole et laissé entrevoir que le
rationnement de l'essence allait être le leit-motiv de son discours, nous avons
pu voir des groupes entiers faire volte-face avec désinvolture, tourner le dos,
regagner le centre de la ville. Une explication nous fut proposée par nos
guides : ces défaillants préféraient écouter plus confortablement la suite
du discours devant leur poste de
télévision; mais elle ne m'a point paru convaincante.
Il n'est pas certain non plus que la population ait vu avec
beaucoup d'enthousiasme l'invasion de La Havane par près de 500 congressistes
étrangers, pourvus généreusement de beurre, de café, de viande et autres
victuailles rares ou sévèrement rationnées. Fidel Castro lui-même a perçu cette
réaction populaire, puisqu'il a dû attribuer, publiquement, à la tenue de notre
congrès culturel certains retards administratifs dont se plaignaient les
usagers, le soir de l'inauguration d'un nouveau village. Qu'il lui eût fallu
Utiliser ses invités comme boucs émissaires, en disait long.
Les difficultés de toutes sortes qui assaillent la
révolution sont ainsi désamorcées par Fidel. Il ne joue ni au dictateur ni à
l'homme providentiel ni au grand sorcier. Il use des moyens les plus simples :
l'honnêteté, la franchise. Il obtient la confiance de son peuple en lui disant
la vérité. Sans doute entre-t-il dans ses formidables dons de tribun une part
de démagogie et d'astuce qui n'échappent peut-être pas à l'auditeur, mais qui
sont compensés par la droiture de l'accent, la bonté du regard. Fidel n'est pas
un chef de gouvernement comme les autres. Il est infatigable. Il ne tient pas
en place.
Cet homme des bois se trouve mal à l'aise dans un bureau. Il
est sans cesse en route, empruntant l'avion, l'hélicoptère ou la jeep. Il
s'enquiert des besoins, des doléances, des avis de tous et de toutes. Ses
poches s'emplissent de pétitions et de placets. Nous l'avons vu, le soir où il
inaugurait le village, se laisser interrompre familièrement par des femmes,
écouter avec patience leurs récriminations :
- Eh Fidel ! Et le bureau de poste ?
- Dis donc, Fidel, pour quand l'autobus ?
- Alors, Fidel, les clés de nos maisons ? Pourquoi demain,
pourquoi pas ce soir même, Fidel ?
Le lendemain matin, à la première heure, sans spectateurs ni
journalistes, Fidel revenait discrètement au même village, pour s'assurer que
les réclamations entendues la veille allaient être satisfaites.
*
La révolution cubaine combine, d'étrange façon, la raison et
la folie. Quand Fidel inaugure un nouveau village, ce qui frappe, c'est le bon
sens, le réalisme, la minutie, le goût des chiffres d'un solide et épais
gaillard qui a les pieds sur terre et, si l'on peut dire, d'un sous-préfet de
génie. Mais l'année 1968 a été baptisée « année du guerrier héroïque » et
l'obsédante image du « Che », la crinière hors du béret, est placardée partout.
Le culte du combattant tombé revêt des formes étonnantes pour un observateur
occidental.
Il est vrai que nous touchons ici à un point névralgique. Le
culte du « Che » pourrait bien relever du phénomène de compensation, tant pour
les gouvernants que pour le peuple. Les gouvernants n'ont pas très bonne
conscience. N'est-ce pas, dit-on, à la suite de discussions orageuses avec le
frère de Fidel, Raul Castro (5) et
le président Dorticos qu'Ernesto Guevara avait quitté tout à la fois le pouvoir
et le territoire cubain?
Quant au peuple, la mort du guérillero réputé invincible et
l'échec, au moins temporaire, des maquis boliviens ont été probablement pour
lui un choc très profond. Il avait trop misé sur la réussite de l'entreprise.
Par suite d'une optique déformante, la victoire des maquis en Amérique latine
lui paraissait la seule voie susceptible de mettre fin à l'isolement de la
révolution cubaine.
Aujourd'hui il éprouve un sentiment d'humiliation et de
frustration. Il a tendance à douter, à remettre en question. Le trouble des
esprits a gagné jusqu'à une avant-garde de jeunes cadres, plus soucieux de
construction économique que d'aventure extérieure. Ce désarroi, ce germe de
révisionnisme, ont été exploités contre la mémoire du « Che » par la «
microfraction » d'Annibal Escalante, ce qui explique la lourdeur de son
châtiment.
Le culte outrancier du héros tombé joue le rôle d'un baume
sur une blessure encore à vif. A l'exposition du Tiers-Monde, inaugurée au
cours de notre congrès, et dont l'entrée est gardée par un couple de lions
vivants, l'on peut voir trente-trois portraits identiques du héros, en trois
rangées de onze, sur fond rose éclairé en transparence par des ampoules
électriques. Soudain les trois rangées basculent autour de leur axe, et
l'envers énonce des mots d'ordre de lutte.
Dans la salle voisine, une série de panneaux, également
éclairés en transparence, présentent toutes sortes d'armes automatiques tandis
qu'un fond sonore fait entendre, sans trêve, le fameux « crépitement des
mitrailleuses » d'un des ultimes messages d'Ernesto Guevara. Le culte
révolutionnaire n'est pas exempt d'une certaine morbidité. Squelettes et crânes
sont répandus à profusion, soit comme objets réels, soit sous le pinceau des
peintres.
Ici resurgit la vieille complaisance hispanique pour l'idée
et le spectacle de la mort. D'autres signes de dérangement mental apparaissent
çà et là dans les propos et dans les écrit. L'isolement de Cuba, sa situation
de forteresse assiégée ont sans doute avivé ces symptômes de déraisonnement.
L'extravagance de Cuba ou si l'on veut user d'un terme moins
péjoratif, son originalité, a, cependant, un avantage. Elle permet aujourd'hui
à la révolution cubaine d'échapper, dans une certaine mesure au conformisme et
au dogmatisme des pays socialistes de l'Est. Petite bourgeoise et nationaliste
à l'origine, elle s'est donné, plus tard, un vernis de « marxisme-léninisme »,
mais elle ne s'est jamais sentie tout à fait à l'aise dans le dogme et dans le
stéréotype.
Quand elle répète la leçon apprise, c'est sans trop y
croire. Aujourd'hui elle balance entre un marxisme du pauvre, importé de la
révolution russe dégénérée, et une soif de liberté et de renaissance
culturelles qui lui font rechercher le contact avec les intellectuels du monde
entier, fussent-ils assez peu socialistes.
Le discours prononcé par Fidel à la clôture du congrès de La
Havane a été d'une rare véhémence : « Il ne peut rien y avoir de plus
anti-marxiste que le dogme que la pétrification des idées. Il y a des idées que
l'on brandit ou nom du marxisme et qui ressemblent à de véritables fossiles.
Le marxisme a besoin de sortir d'une certaine ankylose, de
se comporter comme urne force révolutionnaire et non comme une Eglise
pseudo-révolutionnaire. Allons-nous nous résigner à voir des secteurs du
marxisme devenir des forces ecclésiastiques ? Nous espérons que l'on ne nous
appliquera pas le procédé de l'excommunication pour avoir affirmé cela, pas
plus que celui de la Sainte Inquisition ! »
Cependant l'ardeur de son réquisitoire contre le communisme
moscoutaire a peut-être conduit Fidel à tomber dans l'excès contraire. Déçu, à
juste titre, par la passivité des classes ouvrières occidentales ou
sud-américaines et, surtout, des partis communistes qui prétendent les
représenter, il semble perdre confiance dans le prolétariat international et
c'est aux intellectuels qu'il confie le rôle d'avant-garde de la Révolution.
D'où peut-être, entre autres, la composition hétéroclite de
la pléthorique délégation française au congrès culturel, envahie par une
certaine bohème littéraire et artistique, gravitant autour de
Saint-Germain-des-Prés.
Mais cette idéalisation des beaux esprits recouvre des
mobiles de Realpolitik : menacé de perdre l'appui soviétique qui, actuellement.
assure littéralement la survie de l'économie cubaine par ses livraisons de
pétrole (un pétrolier russe toutes les 54 heures) et ses achats de sucre, Fidel
est amené à cajoler la France et la Grande-Bretagne afin qu'elles augmentent
leurs échanges commerciaux avec Cuba et, par voie de conséquence, les
intellectuels de Paris et de Londres susceptibles d'agir sur leurs
gouvernements.
Des paroles aux actes
La révolution cubaine, à son stade actuel, recèle une
contradiction entre les mots et les faits. Une situation qui rappelle un peu
celle de la Russie stalinienne de la « troisième période », au temps où la coexistence pacifique avec le monde capitaliste,
corollaire de la construction du « socialisme dans un seul pays », était
camouflée sous des mots d'ordre en apparence gauchistes. Aujourd'hui Cuba
continue à prêcher une conception blanquiste de la révolution dans les pays
d'Amérique latine.
Elle persiste à prétendre et croit pouvoir appliquer
mécaniquement à toutes les situations le schéma de la Sierra Maestra. Mais les
déboires essuyés récemment en Bolivie et ailleurs semblent inciter les
dirigeants cubains à mettre en veilleuse cet interventionnisme, devenu surtout
verbal, et à consacrer l'essentiel de leur effort à l'édification du socialisme
dans une seule lie. Raison supplémentaire pour dissimuler leur cours nouveau
sous une répression du révisionnisme prosoviétique, tout en lui faisant de
discrets emprunts.
Malheureusement, comme l'a prouvé le précédent russe, il
n'est guère possible de construire un socialisme authentique dans l'isolement,
à plus forte raison dans un petit pays insulaire et bloqué ; aussi la
révolution cubaine semble-t-elle, malgré son effort héroïque pour sortir du
sous-développement, condamnée à être plus ou moins déformée, aussi bien
économiquement que politiquement, tant
qu'elle ne pourra pas s'évader du cadre national et être fécondée par
l'extension de la révolution mondiale (6).
Cuba a prouvé son internationalisme de bien des façons, ne
serait-ce qu'en hébergeant de grandes assises internationales, telles que la
Tricontinentale, l'O.L.A.S., le récent Congrès culturel. Au risque de chagriner
nos amis cubains, je crois cependant devoir observer que la révolution cubaine
n'est pas entièrement affranchie de ses origines nationales et
petites-bourgeoises.
Ainsi son mot d'ordre « la patrie ou la mort » : la
Révolution française, si bourgeoise et patriote qu'elle ait été, disait : « la
liberté ou la mort ». (il est vrai que le mot « patrie » apparaît dès le début
de notre Marseillaise).
Nous avons entendu l'hymne national cubain joué
religieusement devant des foules au garde-à-vous, mais jamais d'Internationale.
On peut également se demander si l'intérêt prioritaire accordé à l'Amérique
latine ne ressortirait pas davantage à un nationalisme latino-américain qu'à
l'internationalisme prolétarien.
Telle est aussi, peut-être, la raison pour laquelle la
révolution cubaine n'a pas tenté de pratiquer une politique antillaise ni
d'inculquer une conscience caraïbe aux populations des îles voisines,
malheureuses victimes des impérialismes occidentaux, « poussières » abandonnées
à leur triste sort. En fait, l'élite des Afro-cubains, qui forment près de la
moitié de la population de l'île, se sentent proches des autres Antilles ; mais
ils ne sont guère suivis par les Cubains blancs d'origine espagnole...
Certes la révolution cubaine exprime, avec une chaleur
particulière, sa solidarité au Viet-Nam en lutte. Mais ici encore les
arrière-pensées de réalisme politique ne sont pas absentes : l'axe Hanoï-La
Havane associe la poignée des pays socialistes qui tiennent à conserver une
certaine distance à l'égard de Moscou comme de Pékin.
La querelle avec Moscou
D'ailleurs il est permis de se demander si la querelle entre
Cuba et l'U.R.S.S., qui a pris ces derniers temps un tour si vif, est
uniquement d'ordre idéologique, si elle ne porte réellement que sur la «
coexistence pacifique » et le recours à la lutte armée. En fait Cuba, à sa
façon, pratique elle aussi la coexistence pacifique. Une sorte de « modus
Vivendi » tacite semble s'être instauré entre la petite république
révolutionnaire et son colossal voisin. Il est marqué par la surveillance,
somnolente et ronronnante, d'un croiseur yankee à la limite de ses eaux
territoriales et la perpétuation de la base de Guantanamo sur le sol même de
l'île : des milliers d'ouvriers cubains, payés en dollars U.S., en reviennent
chaque soir pour regagner leur domicile en territoire révolutionnaire.
La cause essentielle de la tension avec Moscou semble être
d'ordre économique. Elle porte sur le sucre et sur le pétrole. La révolution
cubaine trouve avantageux de vendre son sucre aux Russes à des cours supérieurs
à ceux du marché mondial (bien que très inférieurs à ceux dont les Etats-Unis
faisaient bénéficier la Cuba capitaliste), mais elle déplore que les prix payés
restent, néanmoins, soumis aux fluctuations des cours mondiaux, ce qui
introduit dans la planification cubaine un élément constant d'incertitude.
Par ailleurs, tandis que le développement rapide de
l'économie cubaine entraîne une consommation toujours accrue de carburant,
l'U.R.S.S. s'obstine à ne pas relever les contingents alloués, ce qui oblige
Cuba à solliciter des avances sur livraisons futures, à hypothéquer l'avenir, à
entamer ses stocks de défense nationale, enfin, à restreindre la consommation
d'essence. Une autre contradiction, bien singulière, de Cuba, est soi: mélange
d'antiaméricanisme et d'américanisme. A l'exposition du Tiers-Monde, la
première salle est consacrée à des affiches en couleurqui rappellent l'époque,
révolue et abhorrée, de la publicité yankee.
Mais l'influence américaine a laissé dans l'île des traces
nombreuses et visibles : les horribles gratte-ciel de La Havane, les terribles
hôtels pour milliardaires de la capitale et de plusieurs villes de province (le
séjour à la Habana Libre, ex-Hilton, fut une épreuve pour plus d'un délégué au
Congrès culturel), les shows où la démesure le dispute au mauvais goût, la
passion du base-ball, les sifflets en guise d'applaudissements, les voitures
américaines (qui, depuis 1960, hélas, ont eu le temps de prendre de l'âge),
chez les gosses l'amour du chewing-gum et, par dessus tout, une prédilection,
authentiquement yankee, pour l'audacieux et pour le gigantesque.
Ainsi, par l'ardeur de pionniers avec laquelle sont
défrichées de larges superficies et expérimentées des cultures nouvelles,
maraîchères ou fruitières, on se croirait dans le Far-West, en pleine « frontière
». Un autre exemple : l'organisation de notre Congrès culturel. Ce n'était pas
une petite affaire que de véhiculer par la voie des airs, des quatre coins du
monde, près de 500 délégués, obligés, la plupart, par le blocus, à d'énormes
détours, que de faire pleuvoir sur eux des avalanches de cadeaux (cigares,
rhums, livres), que de les faire banqueter, à ciel ouvert, sur la place de la
Cathédrale, sans compter la mobilisation d'un millier de personnes (guides,
traducteurs, dactylographes, etc., etc.) et les tonnes de papier exigées par
l'organisation matérielle d'un tel congrès.
Ces folles dépenses semblent, d'ailleurs, devoir être «
payantes » : chacun des invités est retourné au bercail avec au cœur l'amour de
Cuba, la volonté de venir en aide à la révolution castriste et un défi a été
lancé, de l'Ile bloquée, à l'impérialisme américain.
Militarisme ou peuple en armes ?
Je voudrais, pour terminer, insister sur un autre aspect de
la révolution cubaine : sa relative militarisation. Cuba est, avant tout, une
ile assiégée, mobilisée, objet d'infiltrations quotidiennes de l'ennemi. Un
long vaisseau de canne à sucre, s'étirant sur 1.150 km. de longueur, et sur une
largeur qui ne dépasse jamais 150 km. Une île vulnérable, exposée sur tout son
pour tour au débarquement d'un agresseur. Une ile résolue, le cas échéant, à
combattre jusqu'à la mort.
La Révolution y a triomphé les armes à la main. Elle y est
défendue les armes à la main. La chose militaire est l'occupation première de
ses habitants. Le service militaire obligatoire est de longue durée (trois
ans). Mais, de plus en plus il tend à se confondre avec renseignement. Dans des
écoles militaires, commandées par des officiers, soumises à un drill rigoureux,
les conscrits, auxquels s'ajoutent des jeunes filles (7), y reçoivent une
formation générale et technique.
Une formation qui, comme toute formation de style militaire,
risque d'être, dans une certaine mesure, une déformation. En particulier,
l'école normale de Minas del Frio où sont conditionnés, loin du siècle, dans la
sévère et froide solitude de la Sierra Maestra, les futurs enseignants,
ressemble, dit-on, à un couvent cloîtré : la combinaison du monacal et du
militaire, qui inspire de la terreur aux futurs élèves, fait penser à une
résurrection de l'Ordre des Templiers.
Parallèle à l'armée, la milice populaire est pourvue en tout
temps d'armes courtes (pistolets ou revolvers). Bien que volontaire, elle
englobe la majorité de la population. Hommes et femmes, dès l'âge de 15 ans et
jusqu'à un âge avancé, peuvent s'y engager. On ne les munit d'armes longues
(fusils ou mitraillettes) que lorsqu'ils prennent la garde, de temps à autre,
dans telle entreprise, devant tel bâtiment public, telle usine ou tel ouvrage
d'art. Aux yeux du visiteur, le pourcentage d'uniformes paraît élevé.
Une partie des gouvernants n'abandonnent jamais
l'accoutrement militaire. Fidel porte toujours un revolver à son ceinturon
qu'il dénoue ostensiblement à l'instant où il va prendre la parole. En fait, le
pays est gouverné par une équipe d'officiers, les uns anciens maquisards, les
autres promus depuis la victoire de la Révolution.
L'interpénétration est étroite entre le militaire et le
civil, entre le personnel politique et l'armée. Nulle trace d'une scission
entre les deux composantes, du genre de celle qui en Algérie, a opposé
Boumédienne à Ben Bella.
Le commandant Fidel Castro est le chef suprême, à la
fois civil et militaire. L'armée ne saurait jalouser un pouvoir civil, avec
lequel elle se confond. « C'est le peuple en armes », s'écrient, à leur retour de
Cuba, les optimistes. Ils oublient que les armements modernes sont entre les
mains de l'armée et non de la milice populaire. Les observateurs chagrins se
sentent un peu moins rassurés. Ils croient apercevoir à Cuba quelques germes de
militarisme.
C'est ainsi que la discipline librement consentie, dont
certes aucune révolution ne saurait se passer, elle y est parfois submergée par
une discipline purement formelle. Des instructeurs tchèques sont venus
enseigner aux Cubains, qui, comme toutes les populations des tropiques, avaient
un penchant à l'indiscipline, le pas cadencé et même le pas de l'oie à la
prussienne.
Pour le 9° anniversaire de la Révolution, le 2 janvier 1968,
nous avons vu, non seulement l'armée, mais les bataillons d'ouvriers,
brandissant leurs machettes, défiler dans un ordre rigoureusement impeccable,
la patte levée. Même dans les écoles, les enfants sortent de classe au pas
cadencé « Uno, dos, très, cuatro ». A l'adresse de notre Congrès, un groupe
d'officiers ingénus a proposé une résolution tendant à la formation de l’«
homme intégral » par l'entraînement militaire - comme si le produit d'une
particularité cubaine pouvait être d'application universelle.
C'est fréquemment d'ailleurs que le militaire déborde sur le
civil. Travailler à « un rythme de guérillero » est une expression courante
dans le langage, même lorsqu'il s'agit de travaux aussi prosaïques que
l'organisation matérielle d'un congrès cubain. Certains secteurs de la
production sont militarisés. C'est ainsi que des commandos de choc du type de
la brigade « Che Guevara » défrichent le sol avec des armées de tracteurs ou
s'attaquent au marabout (buisson improductif) avec des chars d'assaut reliés
entre eux par des chaînes.
Un vide institutionnel ?
Tandis que Fidel assure les relations publiques entre le
régime et le peuple, Raul, son frère, flanqué de Dorticos, le chef de l'Etat,
gouvernent - dans un style sédentaire, classique et militaire.
Raul tient entre
ses mains l'armée et la police secrète. S'accumule lentement, dans l'ombre,
des dossiers contre les adversaires du régime. Puis, quand il juge l'abcès
suffisamment mûr, il les produit devant Fidel. Fidel tombe des nues.
Le
scandale devient public. C'est ainsi que, dans des ciels sans nuages apparents,
éclatent les plus surprenants coups de théâtre : la fuite de la sœur de Fidel,
devenue anti-castriste, tout récemment le procès et le jugement de la «
microfraction » pro-soviétique.
Que deviendrait la révolution cubaine sans Fidel ? Car le
bon génie atténue les méfaits inhérents à tout pouvoir étatique sans réussir à
les annihiler. Si par malheur il venait à disparaître, le cancer bureaucratique
ne tarderait sans doute pas à proliférer.
Dans son entourage immédiat se profilent déjà des hommes de
gouvernement,ambitieux, sournois, qui abondent dans le même sens que lui, se
gardent de jamais le contredire et grimpent un à un les échelons de la
hiérarchie politique en s'imposant par leur « efficacité ». Comment la
révolution cubaine pourrait-elle se préserver de ces apprentis-Staline ?
Entre le peuple et Fidel, le dialogue est permanent et tient
lieu, en l'absence d'une Constitution et d'une représentation populaire,
d'institutions démocratiques. Les organisations de base, certes, ne manquent
pas. Les comités locaux de défense de la révolution (C.D.R.) sont des organisations de masses, par quartier et rue,
chargées d'assurer la sécurité révolutionnaire.
Le Poder local est la
représentation populaire qui administre une localité et rend compte, périodiquement,
de son activité devant la population réunie en assemblée générale. Mais il
semble qu'il manque des courroies de transmission entre cette base et le
sommet, que le parti et le syndicat ne suffisent peut-être pas à fournir.
La révolution cubaine, vue de près, s'avère si
authentiquement socialiste dans son esprit et dans son propos, sinon dans
toutes ses formes, que la perspective d'avoir à retourner en pays capitaliste a
paru amère à plus d'un invité au Congrès culturel. Souhaitons à Cuba, qui sait
gagner l'affection de ses visiteurs d'introduire dans son relatif vide
institutionnel une véritable démocratie prolétarienne.
P.S. - Mes deux articles étaient déjà écrits lorsque Fidel
Castro a pris la parole, le 13 mars. «sur les marches de l'Université ». Son discours-fleuve
confirme que tout n'est pas pour le mieux dans le meilleur des Cuba et que, à
La Havane notamment, les zones de mécontentement ne sont pas mineures,
entretenues par un sévère rationnement alimentaire, le parasitisme, le marché noir
et la corruption.
Le pouvoir a réagi en supprimant radicalement tout commerce
privé. Ainsi donc, le paradis terrestre décrit par certains intellectuels
français naïfs et superficiels, après un court séjour dans un palace de La
Havane, ne correspond pas tout à fait à la réalité. C'est Fidel lui-même qui,
avec une franchise révolutionnaire, les ramène au réel - et rudement (8).
IMPERIALISME ET RACISME
Rapport de Daniel GUERIN au Congrès culturel de la
Havane, 4-12 janvier 1968.
Commission n° 1, Culture et indépendance nationale
L'impérialisme et le racisme constituent aujourd'hui
encore de puissants obstacles au libre développement culturel des peuples du
tiers monde. Certes, le formidable mouvement de décolonisation et de lutte
contre le racisme a, depuis un quart de siècle, sérieusement ébranlé les
positions de cette hydre à deux têtes. Mais ce sont les progrès mêmes de la marée décolonisatrice et antiraciste qui, en
acculant l'adversaire dans ses derniers retranchements, le font se raidir dans
une résistance d'autant plus acharnée et meurtrière qu'elle est désespérée.
L'impérialisme mondial, avec à sa tête l'impérialisme
nord-américain, tente par tous les moyens - les assassinats de leaders
révolutionnaires, l'organisation de coups d'Etats réactionnaires, l'intervention
armée, directe en Extrême-Orient, indirecte au Moyen-Orient - d'endiguer la poussée irrésistible de
l'anti-impérialisme.
Au même moment, le racisme s'efforce de conserver sa
domination par un redoublement de terreur et de répression, comme en font
l'expérience les populations de couleur des Etats-Unis, aussi bien que de
l'Afrique du Sud, et peut-être même n'hésitera-t-il pas à recourir au génocide plutôt que de céder la place.
De leur côté, les impérialismes que nous appellerons secondaires
s'obstinent à mettre en œuvre leurs maléfices : tandis que le portugais
poursuit une lutte armée contre la résistance armée, le belge n'a pas renoncé à
nouer des intrigues au Congo-Kinshasa, où il soutient les derniers bastions et
fomente les derniers soubresauts du capitalisme.
Le britannique, s'il a dû abandonner les uns après les
autres, les points stratégiques qu'il s'était aménagés sur la route des Indes,
soutient là guerre criminelle que le nord-américain fait à l'héroïque peuple du
Vietnam, de concert avec son vassal australien.
L'impérialisme français a fait peau neuve. De tous les
impérialismes secondaires, il est le plus méconnaissable. Il a accordé
l'indépendance à la plupart des territoires qui avaient appartenu à son défunt
« empire ». Il s'oppose à l'impérialisme nord-américain, il condamne la guerre
du Vietnam et l'agression israélienne.
Cette attitude lui vaut dans le Tiers-Monde un prestige
indéniable. Cependant, il mène un double jeu qui pourrait, s'il n'était pas
analysé, échapper à l'observateur superficiel. Certains aspects de sa politique
sont en contradiction avec son anti-américanisme et son adhésion à la
décolonisation.
Etant Français, j'estime de mon devoir d'insister sur ce
point, en vertu de l'adage que chacun doit balayer devant sa propre porte. Tout d'abord, la France du général de Gaulle n'a jamais
rompu réellement avec l'Alliance atlantique. Son porte-parole n'a pas cessé de
le répéter aux dirigeants soviétiques au cours de son voyage en U. R. S. S.
Notre pays fait toujours partie de l'O.T.A.N.
L'administration gouvernementale française est truffée d'auxiliaires plus ou
moins camouflés de l'impérialisme nord-américain.
Ce sont eux, par exemple, qui récemment, ont retenu
pendant plus de 12 heures Stokely Carmichael à l'aéroport d'Orly, jusqu'au
moment où le chef de l'Etat est intervenu personnellement. Mais il ne déjoue pas
toujours les machinations de ces agents yankees et il ne parvient pas toujours
à les dépister.
Pourquoi ? Parce qu'il lui arrive de témoigner trop
d'indulgence et trop de liberté d'action aux ministres qui les protègent.
En octobre 1965, le général de Gaulle, qui songeait à
prendre sa retraite vu son âge et sa fatigue, a découvert que son premier
ministre s'apprêtait, pour le cas où il lui succéderait à la tête de l'Etat, à
resserrer les liens, assez distendus, de la France avec les Etats-Unis.
Pour parer ce danger, il a décidé de se présenter, encore
une fois, à l'élection présidentielle. Mais il a tout de même voulu donner un
gage à l'impérialisme nord-américain en conservant comme premier ministre
Georges Pompidou. Si demain le général de Gaulle venait à. disparaître, il
n'est pas exclu que son propre régime aille faire amende honorable à Washington.
En attendant, l'armée française, la marine française
continuent à coopérer activement avec le Pentagone. Les services secrets
français opèrent en liaison étroite avec la C. I. A., comme certains officiels
français en ont fait la confidence au Comité dont j'ai fait partie pour la vérité sur l'affaire Ben Barka. D'ailleurs
l'affaire Ben Barka a été une démonstration éloquente du double jeu français :
d'un côté, le général de Gaulle n'a pas hésité à accuser publiquement le
général
Oufkir, ministre de l'Intérieur du Maroc, d'avoir monté
l'enlèvement criminel; mais, en même.temps, le gouvernement français cherchait
à étouffer l'affaire et s'efforçait de ménager les responsables marocains dans
l'intérêt des riches colons français encore nombreux au Maroc.
L'agression israélienne du 5 juin a fourni une preuve
nouvelle du double jeu que pratique notre gouvernement. Des avions «Mirage» ont
été, en quantités importantes et jusqu'à le dernière minute avant le conflit,
livrés à l'Etat d'Israël et ils étaient pilotés par des Français en service
commandé.
Une bonne partie du gouvernement français dissimulait mal
sa sympathie pour le pays agresseur, prétendument «attaqué» et la
radiodiffusion nationale comme la presse présentaient sous le jour le plus
favorable la cause israélienne.
Des dizaines de milliers de manifestants, parmi lequels
beaucoup de fascistes et de racistes, pouvaient impunément envahir les rues de
notre capitale. Après l'attaque traîtresse contre les Arabes le ministère
français de l'information a laissé projeter un film en couleur, insultant pour
les vaincus et qui glorifie la guerre-éclair, la guerre au
napalm, du Sinaï.
Dans les pays africains jadis colonisés par elle, la
France pratique une habile politique néo-colonialiste, sans le masque de la
«coopération». Dans certains cas, des parachutistes français sont intervenus
ouvertement pour soutenir des gouvernements autochtones réactionnaires.
Souvent notre impérialisme sait s'appuyer sur les
officiers des pays décolonisés qui sont issus de l'armée française et ont gardé
avec elle des contacts étroits, - des contacts qui frisent la trahison des
intérêts nationaux de leurs pays respectifs.
Tout en proclamant sa prétendue «non-ingérence» dans
les affaires intérieures des
nouveaux Etats indépendants, la France y accorde un appui à peine voilé aux
forces les moins progressives. Les milliards distribués «généreusement» à ces
pays ne le sont pas d'une manière désintéressée.
Ils servent à s'attacher par la corruption des régimes
réactionnaires, à entretenir leur armée parasitaire et éprise de coups d'Etat,
à assurer un train de vie somptuaire à leurs dirigeants, mais de cette manne
les populations encore misérables ne bénéficient guère.
Par ailleurs, les subventions ou crédits consentis ont
surtout pour but d'obtenir des Etats africains, en contrepartie, des commandes
qui font prospérer le grand capital français ou de lui permettre d'investir sur
place avec profit. Dans l'entourage immédiat du chef de l'Etat français un homme, (qui est en
même temps un policier) tient dans sa main tous les fils de cette entreprise
néocolonialiste.
Enfin notre gouvernement se refuse à accorder
l'indépendance, voire même l'autonomie, à des territoires qui sont les derniers
résidus de «l'empire». A la Martinique il y a cinq ans, à Djibouti et en Guadeloupe
récemment, les forces de l'ordre n'ont pas hésité à faire couler le sang des
populations locales.
De nombreux militants révolutionnaires guadeloupéens sont
depuis des mois en prison. Un leader patriote de Tahiti est toujours exilé de
son île et astreint à la résidence forcée dans une localité française. Les
intérêts capitalistes coloniaux, sucriers, bananiers et autres, continuent à
dominer le ministère qui a la charge des territoires «d'outre-mer».
Certes l'impérialisme nord-américain demeure l'ennemi N°
1, le plus puissant, le plus agressif, le plus brutal, mais l'achèvement de la
décolonisation exige qu'une lutte parallèle soit menée contre les impérialismes
secondaires.
Tels me paraissent être les préalables au libre
développement de la culture dans le Tiers Monde.
Ces deux textes ont été publiés en
1968, et vous pouvez trouver l’intégralité du livre "Cuba-Paris" en format PDF, en cliquant ici !
Notes du texte de Daniel Guérin :
(1) Cf. Miguel Barnet, Esclave à Cuba, qui vient de paraître
en français chez Gallimard.
(2) Cf. L'ouvrage excellent de Michel Gutelman l'Agriculture
socialiste à Cuba, qui vient de paraître chez Maspero.
(3) Dans un article du Monde (30 janvier 1968), Henri Denis,
professeur à la Sorbonne, tance dogmatiquement du haut de la chaire, la
révolution cubaine : il n'en revient pas qu'elle ose transformer l'homme par la
seule force de la persuasion avant d'avoir atteint le stade de l'abondance, qui
serait la sacro-sainte condition du passage au communisme.
(4) Les Nouvelles littéraires, 8 février 1968.
(5) A rapprocher de l'altercation qui aurait opposé le même
Raul Castro au regretté Camilo Clenfuegos, en octobre 1959. Camilo aurait été
libertaire et antistalinien
(6) Cf. à ce sujet l'article de Michèle Tourny, « Purge à La
Havane » dans Voix Ouvrière du 7 février 1968.
(7) Les filles ne sont pas astreintes au service militaire
obligatoire, sauf celles qui entrent, volontairement, dans les
écoles en question.
(8) On trouve ce discours dans le numéro du 24 mars 1968 de
l'édition française hebdomadaire du journal Granma, à l'ambassade de Cuba, 3,
rue Scribe.
Sources : Polémica Cubana