samedi 7 septembre 2013

Amérique latine, droits des Femmes 20 ans après Vienne ?

« Les droits des Femmes sont des Droits Humains » : 3 points de vue de l’Amérique latine 
et des Caraïbes
Par Gabriela De Cicco 

 Le présent article correspond à l’entretien que nous avons eu avec trois avocates féministes et activistes des droits des femmes de l’Amérique latine et des Caraïbes ; à savoir Rose Mary Madden, Susan Chiarotti et Guilia Tamayo [1], sur la promotion des droits des femmes au cours des vingt dernières années, et les difficultés qui persistent pour la réalisation pleine et égalitaire des droits des femmes. Il y a 20 ans, les représentants de 171 États ont adopté la Déclaration et le Programme d’action de Vienne lors de la Conférence mondiale sur les droits de l'homme tenue à Vienne en 1993, établissant le principe suivant : « Les droits fondamentaux des femmes et des fillettes font inaliénablement, intégralement et indissociablement partie des droits universels de la personne». 

À votre avis, quels sont les progrès accomplis au cours des 20 dernières années pour la réalisation des droits humains universels des femmes ? 


Rose Mary Madden (RMM) : Des progrès ont été accomplis dans l’articulation des droits humains de certaines femmes, telles que les femmes métisses, de classe moyenne, hétérosexuelles, et sans handicap visible. Mais d’autres demeurent exclues, telles que les lesbiennes, les femmes autochtones, les femmes ayant des capacités différentes et les afro-descendantes, bien que le principe soit universel et donc censé les inclure. 

Toutes les personnes doivent pouvoir jouir de leurs droits humains, notamment les femmes dans toute leur diversité culturelle et sexuelle. Un intérêt de pure forme est manifesté à cet égard : en effet, les États réalisent les droits humains au moyen de politiques publiques ou de lois hétérosexistes qui ne reflètent pas la diversité des femmes. C’est ce qui explique l’absence de résultats favorables dans la réalisation du paragraphe 18 du Programme d’action de la Conférence.

Les groupes religieux ont durci leur discours discriminatoire à l’encontre des femmes, notamment en matière de droits sexuels et reproductifs, en s’opposant par exemple à la légalisation sur l’avortement ou à l’interruption volontaire de grossesse. Au Mexique, le droit à l’avortement n’est une réalité que dans la capitale. En revanche, l’Uruguay a récemment légalisé l’avortement. 

Toutefois, le dénominateur commun dans la région est de nous empêcher d’exercer notre droit de disposer de notre corps et d’ériger en infraction pénale l’avortement et la contraception d’urgence, situation qui frappe le Nicaragua, le Honduras et El Salvador. 

De mon point de vue, l’Amérique centrale est l’une des régions où la vie, l’intégrité et la santé des femmes se dégradent le plus. La violence à l’égard des femmes, y compris le féminicide, continue d’augmenter. La misogynie est aujourd’hui un mal transversal et les États ont échoué à intégrer pleinement des droits des femmes. 

Nous avons créé un nouveau cadre juridique international et régional qui embrasse la nature universelle des droits des femmes et, grâce aux organes de suivi, des progrès ont été accomplis par le biais de recommandations générales ou spécifiques formulées aux États. Néanmoins, on constate dans la région que les États sont peu soucieux de la mise en œuvre de ce cadre.

Le Programme d’action de la Conférence de Vienne est un outil auquel les mouvements des femmes et féministes ont recours. Il serait toutefois plus opportun que ce type de documents soit juridiquement contraignant pour les États parties. Je sais qu’il ne s’agit pas de traités ou de conventions, mais il conviendrait d’accorder plus d’importance à ce type d’instruments. S’ils étaient ratifiés, par exemple, leur mise en œuvre serait simplifiée.

Parmi les succès remportés, il convient de citer : la promotion de la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes (CEDAW) ; les rapports non officiels préparés par les mouvements (des femmes, des transsexuelles, des féministes) ; l’adoption et la ratification de la Convention de Belém do Pará (disponible en anglais et en espagnol seulement ) ; les lois spécifiques contre la violence à l’égard des femmes ; le passage des lois de première génération, telles que les lois contre la violence familiale, aux lois de seconde génération, telles que les lois sur la violence à l’égard des femmes, et ; la pénalisation de la violence. 

Nous pouvons également considérer comme un succès le fait que la Commission économique pour l’Amérique latine et les Caraïbes (CEPALC) et d’autres organismes, au côté du mouvement féministe, œuvrent en vue de d’accroître la visibilité du travail non rémunéré des femmes. La non-violence à l’égard des femmes en tant qu’engagement de l’État a eu pour résultat la création de systèmes d’alerte, par exemple au Mexique, et la mise en œuvre de programmes de non-violence par les organismes chargés de la question de la femme dans la plupart des États. 

Toutefois, ces nombreuses mesures ne suffisent pas. Un succès important qu’il convient également de signaler est la définition du féminicide comme infraction pénale spécifique dans certains systèmes juridiques, par exemple en Argentine, au Costa Rica, au Guatemala, au Panama et au Pérou.

Je pense que le fait que la Cour interaméricaine des droits de l’homme (CIADH) ait intégré les conventions de la CEDAW et de Belém do Pará à ses principes fondateurs, notamment le verdict connu sous le nom de Gonzales et autres (« Campo Algodonero ») c. Mexique[1] qui utilise la Convention comme mécanisme de protection pour une vie libre de violence, est un grand succès. 

Il en va de même pour le verdict de l’affaire Atala Riffo et filles c. Chili[1], qui réaffirme en Amérique latine et dans les Caraïbes un principe énoncé par les Nations Unies, à savoir que l’orientation sexuelle est une catégorie protégée contre la discrimination, et établit explicitement que les lesbiennes sont incluses dans les mesures de protection consacrées à l’Article 1 de la Convention américaine relative aux droits de l’homme, dans la catégorie « toute autre condition sociale ».


Susana Chiarotti (SC) : Nous avons accomplis des progrès immenses, mais ces succès semblent se perdre dans le flot de nouvelles négatives qui apparaissent tous les jours. Avec le recul, il est possible de constater combien de nos demandes à Vienne ont été satisfaites. Permettez-moi de vous rappeler qu’à Vienne, nous avions demandé la nomination d’un Haut-Commissaire aux droits de l’homme. Cette nomination n’a pas tardé, assortie d’un petit bureau et d’une équipe réduite au début, mais aujourd’hui, près de mille personnes travaillent dans différents bureaux et couvrent un éventail de zones, ce que nous n’aurions jamais pu imaginer en 1993.

Concernant la question de la violence à l’égard des femmes, nous avons quitté Vienne en emportant sous le bras une Déclaration établissant que la violence à l’égard des femmes constitue une violation des droits humains. 

À l’époque, il n’existait aucun traité international à ce sujet. À l’heure actuelle, deux conventions internationales, qui condamnent la violence à l’égard des femmes, ont déjà été signées et ratifiées, l’une dans le système interaméricain (Convention de Belém do Parà) et l’autre dans l’espace européen. Au cours de ces 20 dernières années, des lois nationales sur la violence à l’égard des femmes ont également été adoptées dans tous les pays du monde, et des progrès sont accomplis dans la reconnaissance de nouvelles formes de violence ayant trait non seulement à la violence familiale sinon également à d’autres sphères, y compris le cyberespace. 

À Vienne, nous avions aussi sollicité la nomination d’un Rapporteur spécial chargé de la question de la violence à l’égard des femmes. Ce mécanisme a été mis en place et travaille de façon active. Un autre mécanisme des droits humains créé suite à la Conférence de Vienne est le Groupe de travail sur les lois et les pratiques discriminatoires, qui comprend cinq membres (un pour chaque région du monde).

Nos progrès ne se limitent pas uniquement aux cadres juridiques : ils se reflètent également dans les politiques et les services, aux échelons national et international.


Giulia Tamayo (GT) : Faire des droits  des femmes et des fillettes une réalité a conféré une nouvelle dimension à la perspective des mouvements des droits humains. Il s’agissait non seulement d’un changement d’échelle sinon également d’un examen approfondi des catégories et des pratiques. Les 20 dernières années se sont avérées riches en termes d’apprentissage et de développement des capacités. 

Bien que des progrès aient été accomplis à différents niveaux, nous sommes encore loin des changements requis, qui devront se traduire par une égalité concrète en faveur des femmes et des fillettes. De nouvelles batailles et difficultés ont vu le jour. Un fait unique au cours des 20 dernières années : les abus ont reçu un nom et ont été rendus visibles, ce qui a permis de lutter contre la discrimination et la violence à l’égard des femmes et des fillettes.

Je suis de l’avis que pour pouvoir parler de succès en Amérique latine, il nous faut tout d’abord prendre en compte les dimensions de l’inclusion et de la diversité. Il reste un long chemin à parcouriren termes de droits sexuels et reproductifs, de même que pour remettre en cause des modèles économiques et politiques qui reproduisent et promeuvent la violence et la discrimination à l’égard des femmes et des fillettes.

AWID : Malgré la Déclaration et le Programme d’action de Vienne, ainsi que nombre d’autres déclarations, conventions, programmes d’action et instruments, les violations des droits des femmes se poursuivent, bien souvent en toute impunité. Quelles sont les violations des droits  des femmes, nouvelles ou en augmentation, que vous pouvez nous signaler, dans le monde ou dans votre région ou domaine d’activité en particulier ? 

RMM : Je souhaite évoquer les actions contre le droit à l’avortement, contre le droit des femmes de disposer de leur corps ; le refus de délivrer une contraception d’urgence ; les grossesses de fillettes et d’adolescentes en tant que violations des droits humains. D’autre part, je voudrais souligner la vulnérabilité qui frappe les fillettes, les jeunes femmes, les adolescentes et les femmes en général qui sont en situation de pauvreté. 

Elles sont souvent exclues du système éducatif, notamment dans les établissements d’enseignement technique (écoles ou universités), et en conséquence n’ont pas accès à un travail décent et rémunéré. Il s’agit d’une éducation sexiste et d’une éducation publique qui, contrairement aux écoles privées, ne permettent d’accéder ni aux langues ni à la technologie. On constate également un manque de reconnaissance des situations de harcèlement sexuel au sein des écoles dès le niveau primaire. Le manque de ressources au profit des ONG qui œuvrent en faveur de l’éducation des femmes sur leurs droits humains et les manières de se défendre suscite aussi des difficultés. 

SC : Je ne pense pas que les violations à l’encontre des droits des femmes aient augmenté. Elles revêtent de nouvelles formes et il se peut que certaines formes de violence se soient aggravées, mais dans l’ensemble, ce que l’on constate, c’est surtout une plus grande visibilité. Nous ne permettons plus que la violence se produise sans la dénoncer.

Le problème de l’impunité, suivi par nos rapports, est lié en partie aux systèmes de justice. Le système judiciaire est le plus conservateur de tout le système républicain. L’impunité généralisée que nous observons dans les affaires d’agression contre des femmes peut s’expliquer en partie par les partis pris sexistes et les stéréotypes qui prédominent dans le système de justice.

GT : Au cours des années 90, j’ai déclaré que les femmes étaient arrivées trop tard car les États se montraient de moins en moins capables de protéger nos droits. Vingt ans plus tard, la situation n’a fait qu’empirer. Dans les pays ayant adopté des mesures positives, celles-ci ont finies démantelées par des décisions régressives. Certains changements juridiques ont été mis en œuvre dans la région, mais sans la volonté politique suffisante pour aller au-delà des dispositions formelles et des expressions de bon ton. 

En ce qui concerne les nouvelles tendances de la violence, je voudrais attirer votre attention sur celle déployée dans les conflits actuels. Le contrôle de territoires déterminés, l’appropriation des ressources et les attentes illimitées de profits ont transformé en cible le corps des femmes. Les conflits contemporains se traduisent par le déplacement, la stérilisation, l’esclavage, la mutilation et l’assassinat de femmes et de fillettes. À cela viennent s’ajouter la force des fondamentalismes religieux et leurs alliances avec les médias et les pouvoirs politique et économique.

AWID : Quel est le rôle joué par les mouvements des femmes dans les progrès accomplis dans certains des aspects mentionnés précédemment ?

RMM : Le mouvement féministe, dans ses différents courants, a signalé et exposé l’éventail des formes de violence actuellement subies par les femmes dans toute leur diversité culturelle, ethnique et sexuelle. Il a contribué à des activités sociales, politiques, économiques et culturelles par le biais de recherches, de propositions de loi et du suivi des politiques publiques. Plusieurs féministes ont accédé à des postes rémunérés au sein d’organismes de l’État. 

Des modifications ont été introduites dans les programmes éducatifs. Des cursus consacrés aux études sur les femmes ou à des questions liées au genre ont été créés. Le mouvement est descendu dans les rues et a réalisé des parades, des manifestations et des protestations silencieuses. 

La déclaration du 25 novembre comme Journée de la non-violence à l’égard des femmes lors de la première Rencontre féministe des pays d’Amérique latine et des Caraïbes  (en Colombie en 2012), par la suite reconnue par les Nations Unies comme journée internationale, fut un grand succès. Les États ont intégré nos propositions et aujourd’hui, la question cruciale est de savoir comment ce mouvement peut conserver son autonomie sans ressources financières.

SC : Les mouvements des femmes sont une grande force ayant réussi à établir un programme et à faire pression pour sa mise en œuvre. Sans la participation active des mouvements des femmes du monde entier, aucun progrès n’aurait pu être accompli en à peine 20 ans. Cela aurait pris plus de temps ou, dans certains cas, rien n’aurait évolué.

GT : Les mouvements des femmes ont mis en lumière et documenté les abus en les portant à la connaissance de l’État et des acteurs non étatiques concernés. Ils sont allés jusqu’à les porter à la justice en ayant recours aux mécanismes internationaux. Cependant, en règle générale, l’impunité est restée de mise. Le verdict de génocide contre Ríos Montt au Guatemala, qui dénonçait les horreurs subies par les femmes, constitue un cas isolé. 

Au Pérou, les femmes stérilisées de force sous le régime de Fujimori attendent toujours que justice soit faite. Au Mexique, la personne devant être tenue pour responsable des évènements d’Atenco est aujourd’hui au pouvoir. En Colombie, certaines décisions constitutionnelles favorables aux femmes ont été obtenues, mais les femmes déplacées continuent de subir les conséquences du conflit. Dans toute l'Amérique centrale, les assassinats de femmes se multiplient. Il est fondamental de mettre au point des stratégies diverses et articulées afin d'accroître l'impact de nos actions.

AWID : Les Objectifs du Millénaire pour le développement (OMD) arrivent à terme en 2015 et un nouveau programme de développement est en cours de négociation. Selon vous, quelles sont les opportunités et les menaces pour la promotion des droits  des femmes ?

RMM : Le manque de financement pour les groupes légalement enregistrés ou informels promouvant les droits  des femmes conduit de nombreuses organisations de femmes à mettre la clé sous la porte. Nous comprenons que l'Afrique soit prioritaire, mais le fait est que la plupart des organismes d'aide internationale ont quitté notre région et que nous nous retrouvons dans une situation extrêmement délicate. 

Le peu de ressources qui reste est essentiellement remis aux États, qui sont souvent contrôlés par des individus religieux, et les progrès accomplis en matière de droits des femmes au cours des années 90 sont menacés. La participation affichée de groupes religieux aux sphères du pouvoir aux niveauxnational et international, au sein des Parlements, des Ministères, des systèmes de protection des droits humains, etc. constitue une très grave menace. Il conviendrait d'aborder les droits de certains groupes de femmes qui ne sont toujours pas considérées des êtres humains, telles que les autochtones, les lesbiennes et les transsexuelles.

SC : Les femmes ont actuellement la possibilité d'élaborer un nouveau programme de développement, un programme inclusif, ascendant, avec des objectifs crédibles et des indicateurs reflétant la prise en compte des droits humains et du genre. Un tel programme exige toutefois que les femmes soient en mesure de participer aux forums de discussion de celui-ci. Or, ce n'est pas le cas, du moins pas de la manière idéale, c'est à dire avec une participation large, démocratique, diverse et plurielle. Nous courons le risque de reproduire l'expérience des Objectifs du Millénaire pour le développement et de continuer de gérer des conséquences sans affronter les causes profondes des problèmes auxquels nous sommes confronté-e-s.

GT : La menace la plus importante provient des groupes alarmistes et fondamentalistes dans le contexte d'une cupidité immense qui ne fait qu'accroître l'exclusion et le pillage des moyens d'existence de la majeure partie de la planète. Notre chance réside dans les mobilisations qui ont déjà commencé à se produire dans différents endroits du monde. La possibilité de susciter des changements par le biais d'une résistance croissante dépend de notre engagement vis-à-vis de ces efforts. 

Je place mes espoirs dans le pouvoir des gens, né de la solidarité de ceux qui se réveillent. Le nouveau programme du développement doit délégitimer le modèle qui a été imposé à nos communautés politiques à l'échelon mondial. Il existe des preuves plus que suffisantes qui montrent que ce modèle de développement ne permet en aucun cas de garantir les droits des femmes et des fillettes.

Note :

[1] Rose Mary Madden vient du Costa Rica. Elle est chargée de programmes spéciaux portant sur les droits des femmes à l'Institut interaméricain des droits de l'homme. Susan Chiarotti vient de l'Argentine. Elle est la directrice d'INSGENAR et membre du CLADEM. Giulia Tamayo vient du Pérou. Jusqu'en 2012, elle travaillait pour Amnesty International en Espagne.


Source : AWID