« Les droits des Femmes sont des Droits Humains » : 3 points de vue de l’Amérique latine
et des Caraïbes
et des Caraïbes
Par Gabriela De Cicco
Le présent article correspond à l’entretien que nous avons eu avec
trois avocates féministes et activistes des droits des femmes de
l’Amérique latine et des Caraïbes ; à savoir Rose Mary Madden, Susan
Chiarotti et Guilia Tamayo [1],
sur la promotion des droits des femmes au cours des vingt dernières
années, et les difficultés qui persistent pour la réalisation pleine et
égalitaire des droits des femmes. Il y a 20 ans, les représentants de 171 États ont adopté la Déclaration et le Programme d’action de Vienne lors
de la Conférence mondiale sur les droits de l'homme tenue à Vienne en
1993, établissant le principe suivant : « Les droits fondamentaux des
femmes et des fillettes font inaliénablement, intégralement et
indissociablement partie des droits universels de la personne».
À votre
avis, quels sont les progrès accomplis au cours des 20 dernières années
pour la réalisation des droits humains universels des femmes ?
Rose Mary Madden (RMM) : Des progrès ont été accomplis
dans l’articulation des droits humains de certaines femmes, telles que
les femmes métisses, de classe moyenne, hétérosexuelles, et sans
handicap visible. Mais d’autres demeurent exclues, telles que les
lesbiennes, les femmes autochtones, les femmes ayant des capacités
différentes et les afro-descendantes, bien que le principe soit
universel et donc censé les inclure.
Toutes les personnes doivent
pouvoir jouir de leurs droits humains, notamment les femmes dans toute
leur diversité culturelle et sexuelle. Un intérêt de pure forme est
manifesté à cet égard : en effet, les États réalisent les droits humains
au moyen de politiques publiques ou de lois hétérosexistes qui ne
reflètent pas la diversité des femmes. C’est ce qui explique l’absence
de résultats favorables dans la réalisation du paragraphe 18 du
Programme d’action de la Conférence.
Les groupes religieux ont
durci leur discours discriminatoire à l’encontre des femmes, notamment
en matière de droits sexuels et reproductifs, en s’opposant par exemple à
la légalisation sur l’avortement ou à l’interruption volontaire de
grossesse. Au Mexique, le droit à l’avortement n’est une réalité que
dans la capitale. En revanche, l’Uruguay a récemment légalisé
l’avortement.
Toutefois, le dénominateur commun dans la région est de
nous empêcher d’exercer notre droit de disposer de notre corps et
d’ériger en infraction pénale l’avortement et la contraception
d’urgence, situation qui frappe le Nicaragua, le Honduras et El
Salvador.
De mon point de vue, l’Amérique centrale est l’une des régions
où la vie, l’intégrité et la santé des femmes se dégradent le plus. La
violence à l’égard des femmes, y compris le féminicide, continue
d’augmenter. La misogynie est aujourd’hui un mal transversal et les
États ont échoué à intégrer pleinement des droits des femmes.
Nous avons
créé un nouveau cadre juridique international et régional qui embrasse
la nature universelle des droits des femmes et, grâce aux organes de
suivi, des progrès ont été accomplis par le biais de recommandations
générales ou spécifiques formulées aux États. Néanmoins, on constate
dans la région que les États sont peu soucieux de la mise en œuvre de ce
cadre.
Le Programme d’action de la Conférence de Vienne est un
outil auquel les mouvements des femmes et féministes ont recours. Il
serait toutefois plus opportun que ce type de documents soit
juridiquement contraignant pour les États parties. Je sais qu’il ne
s’agit pas de traités ou de conventions, mais il conviendrait d’accorder
plus d’importance à ce type d’instruments. S’ils étaient ratifiés, par
exemple, leur mise en œuvre serait simplifiée.
Parmi les succès remportés, il convient de citer : la promotion de la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes
(CEDAW) ; les rapports non officiels préparés par les mouvements (des
femmes, des transsexuelles, des féministes) ; l’adoption et la
ratification de la Convention de Belém do Pará
(disponible en anglais et en espagnol seulement ) ; les lois
spécifiques contre la violence à l’égard des femmes ; le passage des
lois de première génération, telles que les lois contre la violence
familiale, aux lois de seconde génération, telles que les lois sur la
violence à l’égard des femmes, et ; la pénalisation de la violence.
Nous
pouvons également considérer comme un succès le fait que la Commission économique pour l’Amérique latine et les Caraïbes (CEPALC)
et d’autres organismes, au côté du mouvement féministe, œuvrent en vue
de d’accroître la visibilité du travail non rémunéré des femmes. La
non-violence à l’égard des femmes en tant qu’engagement de l’État a eu
pour résultat la création de systèmes d’alerte, par exemple au Mexique,
et la mise en œuvre de programmes de non-violence par les organismes
chargés de la question de la femme dans la plupart des États.
Toutefois,
ces nombreuses mesures ne suffisent pas. Un succès important qu’il
convient également de signaler est la définition du féminicide comme
infraction pénale spécifique dans certains systèmes juridiques, par
exemple en Argentine, au Costa Rica, au Guatemala, au Panama et au
Pérou.
Je pense que le fait que la Cour interaméricaine des droits
de l’homme (CIADH) ait intégré les conventions de la CEDAW et de Belém
do Pará à ses principes fondateurs, notamment le verdict connu sous le
nom de Gonzales et autres (« Campo Algodonero ») c. Mexique[1] qui
utilise la Convention comme mécanisme de protection pour une vie libre
de violence, est un grand succès.
Il en va de même pour le verdict de
l’affaire Atala Riffo et filles c. Chili[1], qui réaffirme en Amérique
latine et dans les Caraïbes un principe énoncé par les Nations Unies, à
savoir que l’orientation sexuelle est une catégorie protégée contre la
discrimination, et établit explicitement que les lesbiennes sont
incluses dans les mesures de protection consacrées à l’Article 1 de la Convention américaine relative aux droits de l’homme, dans la catégorie « toute autre condition sociale ».
Susana Chiarotti (SC) : Nous avons accomplis des progrès
immenses, mais ces succès semblent se perdre dans le flot de nouvelles
négatives qui apparaissent tous les jours. Avec le recul, il est
possible de constater combien de nos demandes à Vienne ont été
satisfaites. Permettez-moi de vous rappeler qu’à Vienne, nous avions
demandé la nomination d’un Haut-Commissaire aux droits de l’homme.
Cette nomination n’a pas tardé, assortie d’un petit bureau et d’une
équipe réduite au début, mais aujourd’hui, près de mille personnes
travaillent dans différents bureaux et couvrent un éventail de zones, ce
que nous n’aurions jamais pu imaginer en 1993.
Concernant la
question de la violence à l’égard des femmes, nous avons quitté Vienne
en emportant sous le bras une Déclaration établissant que la violence à
l’égard des femmes constitue une violation des droits humains.
À
l’époque, il n’existait aucun traité international à ce sujet. À l’heure
actuelle, deux conventions internationales, qui condamnent la violence à
l’égard des femmes, ont déjà été signées et ratifiées, l’une dans le
système interaméricain (Convention de Belém do Parà) et l’autre dans
l’espace européen. Au cours de ces 20 dernières années, des lois
nationales sur la violence à l’égard des femmes ont également été
adoptées dans tous les pays du monde, et des progrès sont accomplis dans
la reconnaissance de nouvelles formes de violence ayant trait non
seulement à la violence familiale sinon également à d’autres sphères, y
compris le cyberespace.
À Vienne, nous avions aussi sollicité la
nomination d’un Rapporteur spécial chargé de la question de la violence à
l’égard des femmes. Ce mécanisme a été mis en place et travaille de
façon active. Un autre mécanisme des droits humains créé suite à la
Conférence de Vienne est le Groupe de travail sur les lois et les
pratiques discriminatoires, qui comprend cinq membres (un pour chaque
région du monde).
Nos progrès ne se limitent pas uniquement aux
cadres juridiques : ils se reflètent également dans les politiques et
les services, aux échelons national et international.
Giulia Tamayo (GT) : Faire des droits des femmes et des
fillettes une réalité a conféré une nouvelle dimension à la perspective
des mouvements des droits humains. Il s’agissait non seulement d’un
changement d’échelle sinon également d’un examen approfondi des
catégories et des pratiques. Les 20 dernières années se sont avérées
riches en termes d’apprentissage et de développement des capacités.
Bien
que des progrès aient été accomplis à différents niveaux, nous sommes
encore loin des changements requis, qui devront se traduire par une
égalité concrète en faveur des femmes et des fillettes. De nouvelles
batailles et difficultés ont vu le jour. Un fait unique au cours des 20
dernières années : les abus ont reçu un nom et ont été rendus visibles,
ce qui a permis de lutter contre la discrimination et la violence à
l’égard des femmes et des fillettes.
Je suis de l’avis que pour
pouvoir parler de succès en Amérique latine, il nous faut tout d’abord
prendre en compte les dimensions de l’inclusion et de la diversité. Il
reste un long chemin à parcouriren termes de droits sexuels et
reproductifs, de même que pour remettre en cause des modèles économiques
et politiques qui reproduisent et promeuvent la violence et la
discrimination à l’égard des femmes et des fillettes.
AWID : Malgré la Déclaration et le Programme d’action de Vienne, ainsi que nombre d’autres déclarations,
conventions, programmes d’action et instruments, les violations des
droits des femmes se poursuivent, bien souvent en toute impunité.
Quelles sont les violations des droits des femmes, nouvelles ou en
augmentation, que vous pouvez nous signaler, dans le monde ou dans votre
région ou domaine d’activité en particulier ?
RMM :
Je souhaite évoquer les actions contre le droit à l’avortement, contre
le droit des femmes de disposer de leur corps ; le refus de délivrer une
contraception d’urgence ; les grossesses de fillettes et d’adolescentes
en tant que violations des droits humains. D’autre part, je voudrais
souligner la vulnérabilité qui frappe les fillettes, les jeunes femmes,
les adolescentes et les femmes en général qui sont en situation de
pauvreté.
Elles sont souvent exclues du système éducatif, notamment dans
les établissements d’enseignement technique (écoles ou universités), et
en conséquence n’ont pas accès à un travail décent et rémunéré. Il
s’agit d’une éducation sexiste et d’une éducation publique qui,
contrairement aux écoles privées, ne permettent d’accéder ni aux langues
ni à la technologie. On constate également un manque de reconnaissance
des situations de harcèlement sexuel au sein des écoles dès le niveau
primaire. Le manque de ressources au profit des ONG qui œuvrent en
faveur de l’éducation des femmes sur leurs droits humains et les
manières de se défendre suscite aussi des difficultés.
SC :
Je ne pense pas que les violations à l’encontre des droits des femmes
aient augmenté. Elles revêtent de nouvelles formes et il se peut que
certaines formes de violence se soient aggravées, mais dans l’ensemble,
ce que l’on constate, c’est surtout une plus grande visibilité. Nous ne
permettons plus que la violence se produise sans la dénoncer.
Le
problème de l’impunité, suivi par nos rapports, est lié en partie aux
systèmes de justice. Le système judiciaire est le plus conservateur de
tout le système républicain. L’impunité généralisée que nous observons
dans les affaires d’agression contre des femmes peut s’expliquer en
partie par les partis pris sexistes et les stéréotypes qui prédominent
dans le système de justice.
GT : Au cours des années 90,
j’ai déclaré que les femmes étaient arrivées trop tard car les États se
montraient de moins en moins capables de protéger nos droits. Vingt ans
plus tard, la situation n’a fait qu’empirer. Dans les pays ayant adopté
des mesures positives, celles-ci ont finies démantelées par des
décisions régressives. Certains changements juridiques ont été mis en
œuvre dans la région, mais sans la volonté politique suffisante pour
aller au-delà des dispositions formelles et des expressions de bon ton.
En ce qui concerne les nouvelles tendances de la violence, je voudrais
attirer votre attention sur celle déployée dans les conflits actuels. Le
contrôle de territoires déterminés, l’appropriation des ressources et
les attentes illimitées de profits ont transformé en cible le corps des
femmes. Les conflits contemporains se traduisent par le déplacement, la
stérilisation, l’esclavage, la mutilation et l’assassinat de femmes et
de fillettes. À cela viennent s’ajouter la force des fondamentalismes
religieux et leurs alliances avec les médias et les pouvoirs politique
et économique.
AWID : Quel est le rôle joué par les mouvements
des femmes dans les progrès accomplis dans certains des aspects
mentionnés précédemment ?
RMM : Le mouvement
féministe, dans ses différents courants, a signalé et exposé l’éventail
des formes de violence actuellement subies par les femmes dans toute
leur diversité culturelle, ethnique et sexuelle. Il a contribué à des
activités sociales, politiques, économiques et culturelles par le biais
de recherches, de propositions de loi et du suivi des politiques
publiques. Plusieurs féministes ont accédé à des postes rémunérés au
sein d’organismes de l’État.
Des modifications ont été introduites dans
les programmes éducatifs. Des cursus consacrés aux études sur les femmes
ou à des questions liées au genre ont été créés. Le mouvement est
descendu dans les rues et a réalisé des parades, des manifestations et
des protestations silencieuses.
La déclaration du 25 novembre comme
Journée de la non-violence à l’égard des femmes lors de la première Rencontre féministe des pays d’Amérique latine et des Caraïbes (en Colombie en 2012),
par la suite reconnue par les Nations Unies comme journée
internationale, fut un grand succès. Les États ont intégré nos
propositions et aujourd’hui, la question cruciale est de savoir comment
ce mouvement peut conserver son autonomie sans ressources financières.
SC :
Les mouvements des femmes sont une grande force ayant réussi à établir
un programme et à faire pression pour sa mise en œuvre. Sans la
participation active des mouvements des femmes du monde entier, aucun
progrès n’aurait pu être accompli en à peine 20 ans. Cela aurait pris
plus de temps ou, dans certains cas, rien n’aurait évolué.
GT :
Les mouvements des femmes ont mis en lumière et documenté les abus en
les portant à la connaissance de l’État et des acteurs non étatiques
concernés. Ils sont allés jusqu’à les porter à la justice en ayant
recours aux mécanismes internationaux. Cependant, en règle générale,
l’impunité est restée de mise. Le verdict de génocide contre Ríos Montt
au Guatemala, qui dénonçait les horreurs subies par les femmes,
constitue un cas isolé.
Au Pérou, les femmes stérilisées de force sous
le régime de Fujimori attendent toujours que justice soit faite. Au
Mexique, la personne devant être tenue pour responsable des évènements
d’Atenco est aujourd’hui au pouvoir. En Colombie, certaines décisions
constitutionnelles favorables aux femmes ont été obtenues, mais les
femmes déplacées continuent de subir les conséquences du conflit. Dans
toute l'Amérique centrale, les assassinats de femmes se multiplient. Il
est fondamental de mettre au point des stratégies diverses et articulées
afin d'accroître l'impact de nos actions.
AWID : Les Objectifs du Millénaire pour le développement (OMD) arrivent à terme en 2015
et un nouveau programme de développement est en cours de négociation.
Selon vous, quelles sont les opportunités et les menaces pour la
promotion des droits des femmes ?
RMM : Le manque de
financement pour les groupes légalement enregistrés ou informels
promouvant les droits des femmes conduit de nombreuses organisations de
femmes à mettre la clé sous la porte. Nous comprenons que l'Afrique
soit prioritaire, mais le fait est que la plupart des organismes d'aide
internationale ont quitté notre région et que nous nous retrouvons dans
une situation extrêmement délicate.
Le peu de ressources qui reste est
essentiellement remis aux États, qui sont souvent contrôlés par des
individus religieux, et les progrès accomplis en matière de droits des
femmes au cours des années 90 sont menacés. La participation affichée de
groupes religieux aux sphères du pouvoir aux niveauxnational et
international, au sein des Parlements, des Ministères, des systèmes de
protection des droits humains, etc. constitue une très grave menace. Il
conviendrait d'aborder les droits de certains groupes de femmes qui ne
sont toujours pas considérées des êtres humains, telles que les
autochtones, les lesbiennes et les transsexuelles.
SC : Les
femmes ont actuellement la possibilité d'élaborer un nouveau programme
de développement, un programme inclusif, ascendant, avec des objectifs
crédibles et des indicateurs reflétant la prise en compte des droits
humains et du genre. Un tel programme exige toutefois que les femmes
soient en mesure de participer aux forums de discussion de celui-ci. Or,
ce n'est pas le cas, du moins pas de la manière idéale, c'est à dire
avec une participation large, démocratique, diverse et plurielle. Nous
courons le risque de reproduire l'expérience des Objectifs du Millénaire
pour le développement et de continuer de gérer des conséquences sans
affronter les causes profondes des problèmes auxquels nous sommes
confronté-e-s.
GT : La menace la plus importante provient
des groupes alarmistes et fondamentalistes dans le contexte d'une
cupidité immense qui ne fait qu'accroître l'exclusion et le pillage des
moyens d'existence de la majeure partie de la planète. Notre chance
réside dans les mobilisations qui ont déjà commencé à se produire dans
différents endroits du monde. La possibilité de susciter des changements
par le biais d'une résistance croissante dépend de notre engagement
vis-à-vis de ces efforts.
Je place mes espoirs dans le pouvoir des gens,
né de la solidarité de ceux qui se réveillent. Le nouveau programme du
développement doit délégitimer le modèle qui a été imposé à nos
communautés politiques à l'échelon mondial. Il existe des preuves plus
que suffisantes qui montrent que ce modèle de développement ne permet en
aucun cas de garantir les droits des femmes et des fillettes.
Note :
[1] Rose
Mary Madden vient du Costa Rica. Elle est chargée de programmes
spéciaux portant sur les droits des femmes à l'Institut interaméricain
des droits de l'homme. Susan Chiarotti vient de l'Argentine. Elle est la
directrice d'INSGENAR et membre du CLADEM. Giulia Tamayo vient du
Pérou. Jusqu'en 2012, elle travaillait pour Amnesty International en
Espagne.
Source : AWID