d’une revendication
juste et libératrice
Par Lilían Abracinskas (*) - Traduction de Catherine Goudounèche
En témoigne la récente reconnaissance du droit à l’avortement, l’Uruguay fait figure de pionnier dans un sous-continent encore très marqué par les régimes politiques autoritaires et l’influence de la religion catholique. Lilían Abracinskas revient ici sur le long processus encore à l’œuvre dans la lutte pour la santé et les droits sexuels et reproductifs. D’une certaine manière, l’auteur propose un modus operandi à l’usage des sociétés civiles du monde entier. Depuis que la Rencontre internationale Femmes et santé de 1987 au Costa Rica a arrêté le 28 mai comme Journée internationale d’action pour la santé des femmes, de nombreuses organisations féministes de la région ont axé leur engagement sur la violation des droits dans ce domaine et sur l’élaboration de propositions de changement.
Afin de rendre visibles les conséquences évitables et les raisons de la morbidité/mortalité maternelle liée à la grossesse, à l’avortement, à l’accouchement et au post-partum, des actions ont été menées à tous les niveaux grâce à la construction de diverses alliances entre de multiples acteurs.
La morbidité/mortalité maternelle, considérée comme un problème sanitaire, est devenue – après des années de plaidoyer politique sur les scènes internationales, régionales et nationales – un indicateur plus large de l’état de santé sexuelle et reproductive et du niveau de développement d’un pays, révélateur de l’attention portée aux besoins spécifiques des femmes et à la protection de leurs droits.
Ce processus compliqué a été rendu possible grâce à d’efficaces remises en cause des divers modèles hégémoniques en vigueur dans différents domaines de la société, y compris l’exercice de la médecine. Le modèle réductionniste de la femme-mère où l’attention est exclusivement centrée sur le domaine materno-infantile a démontré son insuffisance.
Le mythe de la sexualité féminine réduite à la reproduction et soumise au plaisir masculin a été déconstruit et dénaturalisé. L’injustice engendrée par la division sexuelle du travail et la violence dérivant de l’inégalité de genre a été mise en évidence.
La revendication de la liberté et de l’autonomie dans les décisions liées à la reproduction a gagné du terrain, et la reconnaissance de la citoyenneté pleine et entière des femmes est devenue indiscutable, même si elle n’est pas encore respectée dans toutes les sociétés et pour toutes les femmes.
Grâce à la contribution de la théorie féministe, sexualité, corps et reproduction se sont convertis en sujets d’analyse et de réflexion pour des universitaires et professionnels de différentes disciplines qui les ont intégrés aux questions présentant un intérêt pour la recherche, la réflexion éthique, la production scientifique et théorique, ainsi que pour la formation des ressources humaines.
Les institutions chargées de créer des normes, de définir des politiques et de fournir des services ont été interpellées. Elles ont en effet la responsabilité d’assurer les conditions permettant aux personnes d’exercer leurs droits dans ce domaine, en répondant aux demandes des citoyens et en respectant les engagements politiques et juridiques pris dans le cadre des accords et recommandations issus des conférences et conventions du système international de gouvernance et des droits humains.
Différents acteurs de la société, convaincus que ces revendications sont une partie essentielle du processus de lutte pour les libertés et de construction de la justice sociale, ont progressivement intégré dans leurs propres plates-formes de revendication les agendas relatifs aux femmes et à la diversité sexuelle. Dans différents milieux et contextes, les personnes commencent à comprendre qu’elles ont des droits inhérents et inaliénables et que les États et leurs institutions créent des garanties pour les promouvoir et les respecter ou, au contraire, les bafouent et les piétinent.
Les niveaux micro, méso et macro de la politique ont été traversés par le discours sur l’égalité des chances et l’équité de genre, qui font partie des engagements pour la construction d’un monde meilleur. Le contrat social, qui se discute en tant qu’horizon éthique de l’humanité et défendu par un grand nombre de forces politiques et sociales, est basé sur le fait que les droits humains acquièrent un véritable caractère universel grâce à l’instauration des conditions rendant leur exercice possible.
Créer l’égalité des chances pour que chacun et chacune puisse, sans discriminations, bénéficier du développement et exercer ses droits pour son bien et celui de toute la communauté constitue un terrain d’entente commun, produit du consensus international.
Il est clair que cette dimension des accords est manifestement très loin de signifier des changements réels dans les conditions de vie concrètes des gens, en particulier ceux en situation de plus grande vulnérabilité. Mais, justement du fait qu’il existe un fossé énorme entre la reconnaissance formelle de ces droits et la possibilité réelle de les exercer, il reste pertinent de s’organiser pour formuler des exigences, de s’engager pour avoir une influence et de participer au maximum pour contribuer à la construction de changements.
Par conséquent, comprendre où se situent les avancées comme les enjeux dans un domaine politique sujet à controverses qui intègre dans l’agenda des questions jusqu’alors comprises comme relevant de la sphère intime des personnes, de l’ordre « naturel » des relations humaines, et donc n’incombant pas à la responsabilité de l’État, fait partie des contradictions et des transformations les plus profondes par lesquelles doivent passer les sociétés qui s’efforcent d’être plus justes.
Les décisions de la sphère intime et personnelle ont été – et sont – conditionnées par le milieu, de même que la construction des identités, des subjectivités et la prise de décisions sont influencées par des normes et des règles du jeu définies au niveau politique et décidées par les êtres humains. Les constructions culturelles sont donc passibles de modification ; et quand une grande partie des gens ont été exclus des bénéfices qui en découlent et sont lésés par les règles établies, ces dernières doivent impérativement être changées.
Le lien entre monde privé et monde public, entre intimité et politique, est un continuum aux limites diffuses, source de multiples difficultés au moment de fixer les conditions de l’ingérence des pouvoirs publics dans la sphère intime des personnes, comme de mesurer les implications et conséquences des décisions personnelles sur l’ensemble de la communauté.
La confrontation d’intérêts de diverses natures par rapport à la remise en question des règles et de la structuration des relations humaines dans leurs formes, contextes, biographies et cultures diverses est un processus dont la dimension révolutionnaire se mesure au degré de résistances qu’il éveille dans les différentes idéologies, savoirs, croyances et religions. Pour que les personnes, et particulièrement pour que les femmes de tous âges et de toutes conditions, puissent exercer leurs droits de manière informée, libre et autonome, il a fallu opérer une véritable révolution qui reste toujours en marche.
Une lutte qui, même si elle n’a pas été envisagée comme une bataille entre les sexes, se lit dans les chiffres sur la violence liée au genre qui indiquent qu’une scandaleuse majorité des victimes restent des femmes. Il faut aussi transformer les bases de l’ordre mondial en ce qui concerne les relations de pouvoir inéquitables entre hommes et femmes, parce que les niveaux d’injustice atteints sont intolérables pour la majorité des gens qui se sentent appartenir au XXI° siècle.
Mener une réflexion et une analyse sur les processus dont on est partie prenante n’est pas chose facile. Mais cela est nécessaire. Même si les conditions d’intervention et les niveaux de responsabilité ont une teneur différente selon la position et la nature de chaque acteur, toutes les parties devraient le faire. C’est le bon moment étant donné les discussions actuelles dans la sphère des Nations unies sur la poursuite des accords au-delà de 2015, car les délais fixés pour respecter les actions proposées dans les conférences des années 1990 arrivent à leur terme et de nombreux engagements restent à remplir sur les questions relatives à l’environnement (Rio, 1992), aux droits humains (Vienne, 1993), à la population et au développement (Le Caire, 1994), au développement social (Copenhague, 1994), aux femmes (Beijing, 1995), à la lutte contre la xénophobie, le racisme et la discrimination (Durban, 2001) et aux Objectifs du millénaire pour le développement, entre autres.
Au cours des dernières décennies, les organisations sociales – en tant qu’acteurs essentiels pour défendre et impulser ces agendas – ont pu influer sur les décisions politiques prises au niveau international, régional, national et local, et ont contribué à la traduction en lois, politiques, programmes et services des conquêtes obtenues au niveau formel. En sens inverse, des actions ont également été impulsées à partir de pratiques concrètes et, par exemple, des services de santé sexuelle et reproductive et d’avortement sont fournis dans des contextes légaux restreints, apportant ainsi des réponses par rapport aux lacunes des réglementations qui ne reconnaissent pas ce droit.
Pour participer activement aux différents niveaux d’action, les organisations sociales ont dû se renforcer et faire face à de multiples difficultés. Beaucoup de travail et un fort engagement sont nécessaires pour fonctionner de manière compétente, avec des interventions efficaces, des positions étayées par des preuves, un cadre théorique robuste et un soutien social.
Le pouvoir le plus important que peuvent détenir les organisations pour arriver à influencer les décisions dans le monde politique est d’avoir une base sociale de soutien à leurs revendications et d’exercer une pression citoyenne. Le pouvoir économique et d’influence auprès des cercles de décision institutionnels est généralement contrôlé par d’autres acteurs. C’est pourquoi il est très important de mesurer et d’évaluer de manière précise les succès obtenus, parce que ce sont des résultats découlant du processus de mobilisation et ils doivent être reconnus et appropriés comme tels.
Il est également indispensable d’identifier les carences, les résistances, les obstacles et les difficultés afin d’analyser les contextes, de prévoir les scénarios possibles et de se réorganiser en vue de renforcer les capacités et de faire face aux défis dans des conditions favorables.
En Uruguay, des changements légaux ont été obtenus, de même que des politiques publiques instaurant des services de santé sexuelle et reproductive, y compris l’avortement sans risque, événement qui fait date dans le contexte régional. L’Uruguay s’ajoute à la liste des pays qui fournissent des services d’avortement et font en sorte de consolider leur système de santé en offrant une couverture et des soins de qualité pour tous, sans discriminations.
Au cours de ces dernières années, des lois reconnaissant les droits sexuels et reproductifs comme droits humains ont été promulguées ; le changement de sexe et de prénom à l’état civil a été autorisé pour les personnes qui le souhaitent en raison de leur orientation sexuelle ou de leur identité de genre ; et l’Uruguay est entré récemment dans la liste des pays reconnaissant le mariage pour tous.
C’est le résultat de presque trente années de débat et de douze années de campagne citoyenne soutenue par divers mouvements sociaux. Au-delà des problèmes soulevés par le contenu des normes et des difficultés rencontrées dans la mise en place et la qualité des services, les changements enregistrés constituent une avancée qui contribue à créer des synergies pour la consolidation de cette évolution dans le pays et son extension à d’autres pays de la région.
Le partage des stratégies et des savoirs entre organisations similaires de différents pays est une action internationaliste de solidarité et de soutien menée par un large pan de la société civile organisée pour renforcer et diffuser les résultats. Par exemple, depuis de nombreuses années, les organisations féministes, regroupées en réseaux régionaux, ont accumulé une expertise et une capacité de coordination et ont favorisé l’échange d’arguments, de données et d’idées.
Des alliances ont vu le jour et la création de nouveaux espaces de travail a été encouragée, en s’élargissant à des organisations de chercheurs et à des prestataires de services qui partagent les mêmes objectifs.
Des changements positifs sont enregistrés dans certains pays et on retrouve presque partout une mobilisation citoyenne sur cette revendication. Même s’il faut déplorer des régressions et faire face à des contextes très défavorables, la capacité de résistance et l’activisme pour trouver des alternatives et des solutions se renforcent grâce à l’adhésion de nouveaux acteurs à la cause, comme c’est le cas de Médecins du Monde.
Le deuxième atelier régional réalisé à Mexico du 25 au 28 septembre 2012, sur « Promotion des droits sexuels et reproductifs en Amérique latine : échange d’expériences destinées à améliorer l’accès à des services d’avortement sans risque et légal », avec la participation d’organisations féministes et de professionnels de la santé du Guatemala, du Mexique, du Nicaragua, du Pérou, de Colombie, d’Haïti et d’Uruguay, ainsi que de représentants de Médecins du Monde France, Espagne et Argentine, a contribué à la consolidation des actions sur le terrain et au repositionnement institutionnel des différents partenaires sur ces sujets.
Les restrictions imposées par des pays comme le Nicaragua, le Guatemala, le Chili, la République dominicaine, le Honduras et le Salvador en sont arrivées à interdire les interruptions de grossesse même quand la vie des femmes est en danger, quand des traitements contre le cancer sont nécessaires ou lorsque les fœtus portés sont anencéphales et n’ont aucune chance de survie extra-utérine.
Dans ces pays, mais également dans d’autres pays gouvernés par des partis dits de gauche, les avortements sont clandestins, l’accès à un large éventail de méthodes contraceptives n’est pas assuré, l’utilisation de la contraception d’urgence est refusée, les adolescents et jeunes de moins de 18 ans déclarant avoir une vie sexuelle sont poursuivis, l’homosexualité est condamnée, les personnes atteintes du VIH ne reçoivent pas de soins, les gays, les lesbiennes et les trans sont stigmatisés et victimes de discrimination, tout comme les travailleurs/ses du sexe. Bien que l’existence du trafic et de l’exploitation sexuelle d’enfants et d’adolescents soit connue, rien n’est fait, ou fort peu.
En intervenant activement pour empêcher toute tentative de changement et en prétendant imposer de manière hégémonique leurs croyances à travers des lois et des réformes constitutionnelles, l’Église catholique et d’autres religions exercent leur pouvoir d’influence sur les décisions des États et de leurs gouvernants, et font preuve d’une ingérence qui bafoue la laïcité.
La nomination d’un Argentin comme principal représentant de l’Église catholique est une décision qui cherche probablement à ce que la hiérarchie ecclésiale retrouve et renforce son influence dans une région qui concentre une grande partie des fidèles, mais passe par des changements contraires à la doctrine de l’Église. Même dans des pays comme l’Uruguay, où la séparation de l’État et de l’Église existe depuis plus de cent ans, cette dernière ne renonce pas à user de tous les moyens pour empêcher les progrès, en soutenant le recours à une consultation citoyenne afin d’abolir la loi sur l’interruption volontaire de grossesse, récemment promulguée.
L’apparition des droits sexuels et reproductifs sur la scène politique et en tant que dimension des conflits sociaux a sans conteste introduit des thèmes, des problèmes et des défis nouveaux. Les différentes institutions et organisations peuvent choisir de développer des actions de promotion, de prévention, de reconnaissance et de développement de garanties ou peuvent opter pour renforcer l’approche disciplinaire et le contrôle sur les décisions, considérant qu’il serait très dangereux pour le système qu’elles résultent du libre arbitre.
Toutes ces actions auront un impact sur les corps, les subjectivités et la sphère intime des relations interpersonnelles, tout comme elles influeront sur les trajectoires et les décisions des personnes en matière de sexualité et de reproduction, sur leurs façons de vivre et d’interpréter les événements intimes qui sont également politiques et sociaux.
Pour changer la réalité et se rapprocher de sociétés fondées sur la valeur accordée aux droits humains, l’égalité entre les personnes et la fin des systèmes de domination, de plus amples secteurs de la société doivent s’impliquer et s’engager.
Ce sont des causes justes qui, même si elles mettent en jeu diverses conceptions de l’être humain, de la vie, de la santé et du bien-être, doivent être profondément libératrices et émancipatrices. Chacun et chacune, depuis la place qu’il ou elle occupe dans la société, peut contribuer à les défendre.
(*) Lilían Abracinskas est technicienne en anatomie pathologique, diplômée en sciences biologiques, et reconnue depuis des années comme une experte en genre et santé sexuelle et reproductive. Depuis 2004, elle est directrice de Mujer y Salud en Uruguay (MYSU), une ONG féministe œuvrant pour la promotion et la défense de la santé et des droits sexuels et reproductifs comme partie intégrante des droits humains fondamentaux. MYSU est une organisation active depuis 1996 dans le plaidoyer et la recherche dans le domaine de la santé de femmes, en particulier pour la légalisation de l’IVG.
Source : Revue humanitaire