vendredi 27 septembre 2013

Guatemala, 40 ans de prison pour 2 anciens chefs policiers

Condamnation pour crime 
de disparition forcée 
de deux hautsresponsables 
de l'ancienne Police nationale

Par Alexandra Billet

Le Tribunal Primero A de Mayor Riesgo de la ville de Guatemala, présidé par la juge Yassmin Barrios a condamné vendredi dernier (le 20 septembre 2013) deux anciens fonctionnaires de la Police nationale à 40 ans de prison après les avoir reconnus auteurs de la disparition forcée d'Edgar Fernando García. Après trois jours de procès, le tribunal a, à l'unanimité, déclaré la culpabilité d'Héctor Rafael Bol de la Cruz, ancien Directeur général de la Police nationale, et de Jorge Alberto Gómez López, ancien chef du Cuarto Cuerpo, et ce, en vertu de l'article 201 Ter du Code pénal guatémaltèque.

LES FAITS

Les faits se passent en 1984, Edgar Fernando García est étudiant en ingénierie à l'Université de San Carlos (USAC). Militant dans diverses associations telles que FRENTE, AEU (Asociación de Estudiantes Universitarios), également membre du syndicat de la CAVISA et du JPT (Jeunesse du Partido Guatemalteco del Trabajo), il a 27 ans et défend des idées marxistes contraires à celles du gouvernement militaire au pouvoir. 


Le 18 février 1984, en se rendant à une réunion à l'Université, Edgar Fernando García et son camarade Danilo Chinchilla sont capturés par des agents de la Police nationale dans la zone 11 de la capitale lors d'une opération "Limpieza y Patrullaje" (1). 

Danilo Chinchilla est conduit à l'hôpital après avoir été atteint par une balle à la jambe. Edgar Fernando García ne sera, quant à lui, jamais revu. 

Son épouse à cette époque, Nineth Montenegro, dénonce immédiatement sa disparition mais est confrontée à la négation de la capture par la police ainsi qu'à une absence totale d'information relativement à l'endroit où il est retenu.

LES PREUVES


Les preuves, consistantes et diversifiées, présentées par les trois institutions poursuivantes:
le Ministère Public, la Procuraduría de los Derechos Humanos (2) et le Grupo de Apoyo Mutuo (3), n'ont laissé aucun doute dans l'esprit des juges.


Les rapports d'experts sur divers aspects du dossier, tels que l’organisation interne des forces de l’ordre de l'époque, les documents déclassifiés du National Security Archives (4) et les documents de l'Archivo Histórico de la Policía Nacional (5) ont joué un rôle essentiel dans l'issue du procès.


Des témoignages de nature exceptionnelle furent également présentés.


En effet, parmi les témoins se trouve Danilo Chinchilla, le camarade d'Edgar Fernando García qui l'accompagnait le jour de sa disparition. Après avoir réussi à s'échapper de l'hôpital, ce dernier eut le temps d'enregistrer le déroulement des événements du 18 février avant d'être victime de disparition à son tour quelques mois plus tard. 


Cet enregistrement audio datant de 1984, fut d'une valeur inestimable pour le tribunal car le témoin avait une connaissance directe des faits et plus exacte car contemporaine aux événements.

Le troisième chef du Cuarto Cuerpo de la police nationale fut également entendu (considérant son état de santé, le témoignage avait été rendu par anticipation au mois de juillet dernier). Ce dernier nous apprend qu'après sa capture, Edgar Fernando García fut amené au siège du Cuarto Cuerpo avant d'être remis à l'armée et que cela fut porté à la connaissance des accusés. 


Dans ce témoignage poignant, cet ancien chef de la police raconte les techniques de tortures fréquemment utilisées contre les personnes considérées comme faisant parties de la subversion pour obtenir des informations servant à l'Intelligence. 

Ce témoignage présente également un caractère exceptionnel en raison de la connaissance directe et personnelle des faits qu'avait cet agent. Il est, de plus, assez rare de pouvoir obtenir un témoignage aussi clair et détaillé d'une personne venant de l'intérieur de l'institution.

La preuve documentaire ne laissait pas non plus de doutes quant à la responsabilité des accusés. La planification et l'exécution de l'"operativo Limpieza y Patrullaje", la proposition de décoration pour acte héroïque des quatre agents du Cuarto Cuerpo ayant procédé à la capture (6), l’évocation d'Edgar Fernando García dans le Diario Militar (7), les obligations d'information et la supervision effectuée tant par le chef du Cuarto Cuerpo que par le Directeur général de la Police nationale sont des éléments clés du dossier.


Il est par ailleurs important de souligner que dans sa déclaration, prononcée au moment de l'ouverture du procès, l'accusé Jorge Alberto Gómez López reconnaît la capture d'Edgar Fernando García ainsi que sa remise à l’armée.


LES CONCLUSIONS DU TRIBUNAL

Par la voix de la juge Yassmin Barrios, le tribunal conclut qu'en raison de son profil, Edgar Fernando García était considéré par l'État comme un "ennemi interne", qu'à cette époque, la Police nationale était un instrument de persécution et d'exécution subordonné à l'armée et que la disparition forcée était un moyen utilisé par ces deux institutions pour éliminer les opposants au régime après avoir obtenu des informations servant à l'Intelligence.


Le tribunal reconnaît que les deux accusés ont participé à la planification et à l'exécution du plan qui a mené à la disparition de la victime et qu'ils avaient connaissance de ce qui se passait. 


La Présidente du tribunal rappelle également la souffrance et les dommages moraux incommensurables qui ont, de ce fait, été causés à la famille de la victime depuis 29 ans.

A la fin de son allocution, la juge autorise le Ministère Public à continuer l'enquête relativement à ce cas et à poursuivre d'autres responsables éventuels. En conclusion, elle exhorte le peuple guatémaltèque mais surtout la jeunesse de continuer de lutter pour la promotion des idées de tolérance, d'égalité, de fraternité, de respect des pensées de chacun afin que, jamais plus (8), ces années sombres de l'histoire du Guatemala ne se reproduisent. 


Elle ordonne finalement aux ministères de l'Éducation et de la Culture de réaliser un documentaire afin que la mémoire historique soit conservée et transmise aux générations futures.
 

Notes :

(1) "Operativo Limpieza y Patrullaje": Opération de Nettoyage et de Patrouille. Ces opérations étaient fréquentes et parfois de grande envergure dans la capitale, l'objectif étant la capture de personnes considérée comme faisant partie de la subversion.

(2) Procuraduría de los Derechos Humanos (PDH): Procureur des Droits Humains. Une unité spéciale de cette institution Étatique reçoit des mandats spécifiques et des pouvoirs spéciaux directement de la Cour Suprême de Justice du Guatemala afin de mener les enquêtes et poursuivre les responsables de disparitions forcées.


(3) Grupo de Apoyo Mutuo (GAM): Groupe de soutien Mutuel. Il s'agit d'une association de famille de victimes de la violence de l'État fondée par Nineth Montenegro en septembre 1984 après la disparition forcée dont fut victime son mari Edgar Fernando García. Nineth Montenegro est aujourd'hui députée au Parlement Guatémaltèque.

 
(4) National Security Archives est une association sans but lucratif établie à l'Université de Washington aux États-Unis, qui publie des documents déclassifiés de la CIA sur son site Internet.

(5) Archivo Histórico de la Policía Nacional (AHPN): Centre d'archives historiques de la Police nationale. Ce centre d'archives est situé dans la ville de Guatemala. Des milliers de documents de la Police nationale datant entre 1882 et 1997 furent découvert en 2005 par des agents de la PDH. Ce centre et ses archives sont aujourd'hui librement accessibles au public.


(6) Dans un premier jugement datant du 28 octobre 2010, deux anciens agents de la Police nationale, Héctor Ramírez Ríos et Abraham Lancerio furent condamnés tous deux à 40 ans de prison pour la disparition forcée d'Edgar Fernando García.


(7) El Diario Militar: le Journal militaire ou le Dossier de la Mort. Il s'agit d'un document élaboré par l'Intelligence militaire au Guatemala entre les années 1983 et 1985. Il énonce une liste d'environ 183 personnes considérées par l'État comme faisant partie de la subversion et devant être éliminées.


(8) Jamais plus: Nunca más. La juge prononça ces mots avec emphase pendant le prononcé de la sentence en référence au célèbre rapport "Guatemala: Nunca más" ou "Informe de la Recuperación de la Memoria Histórica" (REMHI) dont la première publication vu le jour en 1998, comportant dans son 4e tome la liste des personnes victimes de disparitions forcées à l'époque du conflit armé.


Source : Avocats Sans Frontières (Canada