lundi 5 novembre 2012

Uruguay, le pari osé du contrôle étatique des drogues

  Rejet de 
« la guerre contre les drogues » en Uruguay


Par Raúl Zibechi

Le gouvernement du président José Mujica en proposant la légalisation de la marijuana a rempli son principal objectif : promouvoir un large débat national sur les drogues et les politiques prohibitionnistes et répressives mises en place jusqu’à maintenant. La participation de l’État « ruinerait le marché » pour les trafiquants de marijuana « parce que nous la vendrons moins cher, à un prix qu’on ne peut trouver au marché noir », a dit Mujica à CNN. Le président a dit au journaliste Andrés Oppenheimer qu’« une entreprise privée » serait chargée de vendre la marijuana sous strict contrôle de l’État.

« Mais si cette loi est approuvée, ne transformera-t-elle pas l’Uruguay en une Mecque touristique pour fumeurs de marijuana ? », a demandé Oppenheimer. Mujica a répondu que son plan était « un dispositif destiné aux Uruguayens » qui seront enregistrés et auront droit à une ration mensuelle de marijuana alors que les étrangers ne pourront pas en acheter.
 

« Nous ne pouvons pas continuer à faire semblant, à fermer les yeux et à regarder ailleurs », pendant qu’augmente la consommation et la violence liée au narcotrafic, a conclu Mujica. 

Le 8 août 2012, le gouvernement uruguayen a présenté au parlement un projet de loi qui comporte un seul article : « L’État assumera le contrôle et la régulation des activités d’importation, la production, l’acquisition à quelque titre que ce soit, le stockage, la commercialisation et la distribution de marijuana ou de ses dérivés, dans les termes et les conditions que la réglementation fixera à ce sujet. »
 

Dans l’exposition des motifs de ce projet de loi, les politiques prohibitionnistes sont critiquées parce qu’elles ont aggravé les problèmes alors que la légalisation a pour objectif que « les usagers ne soient pas stigmatisés ni traités en appliquant la loi pénale, mais que l’on puisse travailler avec eux et avec toute la société ».

Sur la base de diverses études de terrain, le gouvernement soutient que la consommation de marijuana jouit d’une forte légitimité sociale. De plus il affirme que « cette substance, dont la capacité à générer une dépendance physique et psychologique est légère ou modérée, se différencie clairement des risques liés à un autre ensemble de drogues dont le potentiel toxicologique et addictif est beaucoup plus important ». 

Parmi celles-ci on trouve surtout la pâte base de cocaïne, l’alcool, le tabac et les produits psycho-pharmaceutiques.
Le projet constate que les consommateurs de marijuana – bien que ce ne soit pas dangereux pour eux – « s’exposent fréquemment aux risques psychologiques, sociaux et légaux, conséquence de la nécessité où ils sont d’accéder illégalement à cette drogue ». C’est le principal point que l’on veut aborder.

La proposition de la légalisation a eu la vertu d’ouvrir sur les drogues un large débat social où les nuances sont la règle dominante ; car l’objectif final est de réguler et de contrôler pour éviter que la marijuana ne demeure une étape sur le chemin de la pâte base dont la consommation est toujours considérée par le gouvernement comme la plus dangereuse.
 
Guerre contre les drogues et répression

Julio Calzada, secrétaire général de la Junte nationale des drogues, organisme rattaché à la Présidence, appartient à une génération différente de celle du président. Sociologue, ex-membre des jeunesses du MLN-Tupamaros [2], il s’est fait connaître dans des mouvements sociaux porteurs de manières novatrices d’affronter les problèmes sociaux.

Son analyse, qui inspire la nouvelle politique du gouvernement vis-à-vis des drogues, propose de remonter deux siècles auparavant aux deux guerres de l’opium contre la Chine qui selon lui furent des guerres de piraterie, en passant par 1912, date de la Conférence de La Haye où fut signée la convention internationale de l’opium qui instaura de nombreuses prohibitions.
« Si on analyse ce qui s’est produit durant les quarante dernières années, on voit qu’on commence à mentionner la guerre contre les drogues après la guerre du Vietnam ; et des gens soutiennent que la chute du mur de Berlin a provoqué cette guerre, une manière de se trouver un nouvel ennemi après la disparition du communisme comme adversaire crédible », soutient Calzada dans un entretien avec le Programme des Amériques.

« En 1998, les Nations unies ont établi une diminution substantielle de la production, de la commercialisation et de l’usage de trois substances et mis en place une série de politiques très restrictives. Dix ans après, en 2008, une évaluation a été faite et a montré que la production et la consommation d’opium avait augmenté de 120% et que celle de cannabis et de cocaïne avaient aussi enregistré des augmentations importantes. »

Par conséquent, signale-t-il, « puisque qu’on observe que les résultats sont opposés à ce que l’on prétendait, nous devons changer. Pour nous la clé n’est pas la prohibition, mais la régulation ».

Selon l’opinion du principal assesseur du gouvernement en matière de drogues, la prohibition génère deux types de dérégulation extrêmement préjudiciables : elle laisse intactes les marchés occultes des drogues et renforce les circuits financiers consacrés au blanchiment de l’argent illégal.
 
Un pari fort 
 
Même si l’Uruguay ne sera pas le premier pays du monde à légaliser la consommation de marijuana, l’État uruguayen sera le premier à en produire légalement. C’est sans nul doute un pari fort qui fait bouger les lignes et force le système politique à rentrer dans un débat qui a depuis longtemps vu le jour et grandi au sein de la société.

Durant les dernières décades, il y a eu des changements légaux importants dans beaucoup de pays. La Hollande est de quelque manière le point de référence obligé, car depuis 1978 elle a choisi de séparer le marché de la marijuana de celui de l’héroïne. « Le résultat a été si bon qu’il y a eu en Hollande une incidence beaucoup plus faible de la crise du sida », explique Calzada.

La proposition consiste à séparer les marchés de la marijuana de ceux d’autres drogues, car on constate que le consommateur de marijuana a recours à un vendeur illégal et, bien souvent, il finit par acheter de l’héroïne s’il n’y a pas de marijuana. La principale référence est le Portugal où la consommation a été dépénalisée sans qu’on enregistre d’effets négatifs.

En Uruguay, la consommation n’a jamais été pénalisée de sorte que nous ne pourrons pas faire cette comparaison, ce qui sera possible par contre pour les Argentins quand ils dépénaliseront la consommation de marijuana », continue Calzada. Pour l’Australie, c’est différent, car ce pays maintient depuis les années 80 des formes de régulation à travers l’auto-culture, ce qu’écarte le gouvernement de Mujica.

La diplomatie uruguayenne présente sa position sur les drogues dans divers forums mondiaux. L’ambassadeur uruguayen à l’Organisation des États américains (OEA), Milton Romani, qui a été à la tête de la Junte nationale des drogues pendant le gouvernement de Tabaré Vazquez (2005-2010) fait remarquer que celle-ci s’appuie sur trois axes : 


« Une intégration adéquate des droits humains à la politique de contrôle des drogues ; une participation de la société civile à la conception des politiques internationales, tant aux Nations unies qu’à l’OEA, et l’ouverture d’un large débat démocratique pour réviser la politique de contrôle au niveau international et régional au-delà de la régulation des marchés par la loi pénale ».
 
Risques politiques

Au sommet de Carthagène, a été enregistrée une convergence inédite de critiques de la part de pays qui ont des gouvernements très différents comme la Colombie et le Guatemala d’un côté et la Bolivie et l’Uruguay de l’autre, à propos de la guerre contre les drogues lancée par les États-Unis. 


« Le sommet de Carthagène a donné un mandat à l’OEA pour faire une étude approfondie en vue de la révision des politiques actuelles concernant les drogues en collaboration avec la Banque interaméricaine de développement (BID) et l’Organisation panaméricaine de la santé », explique Romani.

Selon lui « une politique sur les drogues qui fonde la régulation sur la loi pénale a démontré son insuffisance et a provoqué des dégâts » ; il a rappelé que le président Juan Manuel Santos avait dit à cette occasion que « le problème des drogues est comme un matelas pneumatique rempli d’eau, tu mets le pied d’un côté et il se soulève de l’autre ».
La proposition présentée par le gouvernement de convertir l’État en producteur et distributeur de marijuana, non seulement a été critiquée par l’opposition, mais elle a encore un long parcours à faire pour aboutir à une réglementation conforme à l’objectif exprimé par Calzada : « garantir que ne se produisent pas de dérives avec le marché noir national ou régional ». 


La réalité géopolitique ne permet pas à un pays tout seul de prendre une mesure de ce type sans risquer d’affecter toute la région qui, espère-t-on, s’acheminera dans le même sens les prochaines années.
« Le terme “légalisation” donne lieu à des interprétations diverses comme la possibilité d’acheter de la marijuana dans un magasin, ce qui n’est pas certain » argumente Calzada. 

La régulation couvrira la totalité du circuit depuis le financement, la production et la distribution jusqu’à la vente, même si celle-ci ne restera pas entre les mains de l’État.

Selon la dernière Enquête nationale sur la consommation des drogues diffusée en mai dernier, il y a quelques 75 000 consommateurs réguliers de marijuana, c’est-à-dire des personnes qui consomment entre 30 et 60 cigarettes par mois (environ 30 grammes). Si on prend en compte les usagers « occasionnels », le chiffre grimpe jusqu’à 130 000.

Un des aspects les plus polémiques est que les usagers seront enregistrés, ce qui signifie que les acheteurs devront montrer une pièce d’identité pour avoir accès au produit. Ainsi, quand les acheteurs iront en acheter, ils ne courront pas le risque de se voir offrir une autre drogue, comme cela se produit actuellement. La séparation des deux marchés est le fruit d’une longue expérience avalisée par les équipes de terrain.

« Tous les consommateurs de pâte base ont été auparavant des consommateurs de marijuana », assure Calzada. Le chemin qui conduit à la pâte commence par l’alcool dès 12 ou 13 ans, continue avec la cigarette autour de 15 ans et se prolonge par la marijuana consommée massivement à 17 ans.

À peine un petit nombre de personnes continue le parcours jusqu’à la pâte base ou la cocaïne. « Quand une grande quantité de marijuana est interceptée, le prix monte et c’est alors qu’on passe à la pâte base », dit Calzada pour expliquer comment fonctionnerait le « coupe-feu » de la légalisation.
 

Accueil des usagers

La nouvelle politique officielle sur les drogues, lancée mi-juin, met en place cinq mécanismes d’accueil des usagers de drogues qui sont la principale préoccupation du gouvernement. Les Équipes hospitalières de réponse immédiate dans les crises addictives permettront l’hospitalisation du toxicomane pour trois à sept jours jusqu’à la disparition des symptômes. Quatre équipes seront installées, dont deux dans la capitale.

Parallèlement seront créés divers « dispositifs de proximité » comme des centres d’écoute et d’orientation et des centres de consultations mobiles sur la base de l’expérience accumulée depuis 2007 par plusieurs ONG réalisant du travail de rue et communautaire. À Montevideo, ces centres fonctionnent dans les quartiers qui ont un taux élevé de déstructuration sociale et ils accompagnent le processus d’hospitalisation.

À travers ces mécanismes, on pense atteindre 30% des usagers de pâte base, qui seront pris en charge dans des centres d’accueil de jour, dans des prisons où ils sont privés de liberté et dans divers centres d’hospitalisation.

Calzada soutient que la consommation de pâte base est en train de se stabiliser et accuse une légère tendance décroissante, alors que grandit fortement la consommation d’alcool et à un moindre degré les consommations occasionnelles de marijuana et de cocaïne. La consommation la plus préoccupante est celle d’alcool à laquelle cependant la société n’accorde que peu d’importance alors que c’est la porte d’entrée à d’autres consommations dangereuses.
 

« Nous sommes devant des changements culturels très importants liés à l’utilisation du temps libre, aux heures d’ouverture des bars et au contrôle familial, ce qui fait que les jeunes de 15 à 17 ans sont les plus exposés et les plus vulnérables quand ils consomment des substances psychoactives. Nous ne pouvons pas rester indifférents quand les chiffres indiquent qu’un jeune sur trois a connu des épisodes d’intoxication éthylique aiguë dans les quinze derniers jours » conclut Calzada.

La société uruguayenne a bien accepté la proposition de légalisation de la marijuana qui serait cultivée dans un terrain de 150 hectares sous contrôle de l’armée. Cependant il ne lui sera pas facile de laisser de côté l’option de la répression contre les jeunes.


Ressources :

Brecha (hebdomadaire), « La Lupa », 10 août 2012. - El Observador (quotidien), « L’entreprise privée vendra de la marijuana », 19 août 2012. - Entretien avec Julio Calzada, président de la Junte nationale des drogues, août 2012. - Entretien avec Milton Romani, ex-président de la Junte nationale des drogues, juillet 2012.


Sources : Diffusion de l’information sur l’Amérique latine 
Traduction de Bernard et Jacqueline Blanchy pour Dial.
Source d'origine  (espagnol) : Programa de las Américas.