lundi 5 novembre 2012

Flora Tristan, théoricienne de la lutte des classes ?

Et si la lutte des classes 
était une invention franco-péruvienne 
et de plus l’idée d’une femme ?

par Lionel Mesnard

Qui peut donc bien se cacher derrière une idée assez fantasque, être à la fois une des premières féministes en France et en Europe, et qui sait l’inspiratrice de Karl Marx et son compère Engels ? Elle est en plus pour moitié péruvienne et a sauté sur les genoux de Simon Bolivar enfant. Vous commencez à voir de qui il s’agit, non pas vraiment, pourtant des rues, des écoles portent son nom, un patenté « philosophe » de la télé voulait récemment la rentrée dans une petite case et en faire une figure libertaire. Les connaisseurs auront  reconnu Flora Tristan, ce personnage finalement peu connu du grand public. 

La télévision a un peu tendance à nous présenter « les grandes figures » de l’histoire de France sous les traits d’une histoire officielle très classique. Le sentiment est de revenir des années en arrière quant à la transmission de l’Histoire ou seul les « grands hommes » dominent. C’est généralement pompeux, d’une préciosité ridicule et ne donne pas grand-chose à comprendre à l’histoire des Hommes. Certes il y a un côté revue un peu poussièreuse des animateurs télé et de l’autre ce que l’on appelle le peuple ou la population, c’est-à-dire cette masse que l’histoire officielle n’aime pas vraiment.

Il est difficile de mettre Flora Tristan dans une case politique, pourtant elle va influencer le mouvement ouvrier naissant et de nombreux courants à gauche. Anarchiste, Libertaire, Socialiste utopique, ... Elle est toutefois le chaînon manquant entre Gracchus Babeuf, le proto communiste et Marx et Engels, les pères du Socialisme scientifique.

L’on sait par ses écrits que Marx a été un vif dénonciateur des socialismes utopiques ou bourgeois, mais Flora  échappe à la règle car son engagement dépasse les bornes des socialismes utopiques. Elle est plutôt un précurseur, pour ne pas dire une pionnière du mouvement ouvrier. L’Union des ouvriers et ouvrières, dont elle sera le fer de lance, va avoir une influence dans les prises de positions intellectuelles et politiques des deux hommes. 

Une évidence ou un point commun avec la pensée de Flora Tristan, réside en l’idée d’organiser le prolétariat, de participer à son émancipation. Marx n’a pu avoir aucune influence sur elle en raison d’un décalage de génération, quand ce dernier finit ses études en 1839, cinq ans après, Flora Tristan décède à Bordeaux.

La même année, c’est la rupture franche et massive avec Edgar Bauer et la rédaction en 1844 de la Sainte Famille, ou Flora Tristan est mentionnée et par la même défendue face à « la Critique, critique » de Bauer, qui n’accepte pas l’idée qu’un ouvrier soit un créateur et non pas le produit de quelque chose d’inachevée, où l’ouvrier devrait en quelque sorte se résigner à sa condition.

Marx et Engels ont lu les ouvrages de la franco-péruvienne, et il n’a pu leur échapper la radicalité de son engagement. L’on retrouvera sous la plume de nos deux auteurs, des mots, des idées ou conceptions très proches, qu’ils développèrent à leur tour, notamment dans le Manifeste du parti Communiste.

Même si Saint-Simon et Charles Fourrier seront ses premières influences, Flora Tristan dans ses dernières années va mettre en pratique ses idées, elle va aussi théoriser son action, elle va surtout chercher dans son militantisme à contribuer à l’organisation du prolétariat. Comment imaginer qu’un « petit bout de femme » va aller à l’encontre  de l’ordre établi et devra le faire d’abord en tant que femme et ouvrière.

Plusieurs traits pourraient caractériser Flora Tristan. Le premier trait qui vient à l’esprit, sa révolte. Fruit de son refus de sa condition de femme et d’ouvrière et aussi de la commune morale de son temps. Elle a aussi l’énergie de ses origines péruviennes ou latino-américaines, même si elle n’a connu qu’assez tardivement la terre de sa famille paternelle. Elle n’oublia pas qu’elle sauta toute jeune sur les genoux de Simon Bolivar et suivit jeune femme ses victoires andines.

Ce qui frappe et étonne, c’est son tempérament, cette foi qu’elle manifeste avec ardeur, ses choix tranchés pour échapper à cette condition ne lui convenant pas. Les routes de l’émancipation de Flora Tristan passent par une multitude de déchirures, d’abord, comment, se débarrasser d’un mari dans une époque où il n’est pas possible de divorcer, et que les lois sont au service d’un ordre patriarcal, où les femmes ne disposent d’aucune égalité et sont violentées, si elles ne répondent pas au devoir conjugal.

Sur le plan de la morale commune, vouloir vivre sans son époux est condamné et il ne fait pas bon vivre hors de la norme admise. Flora après s’être enfuit de chez son mari violent, après quelques années de mariage et trois enfants à la clef, elle devra user de stratagèmes en se dissimulant certains aspects de son identité. Elle n’est pas simplement une pionnière du socialisme, mais aussi une féministe importante dans l’histoire de l’émancipation des femmes.

Sa capacité à analyser, à observer et critiquer (bien qu’autodidacte et d’une orthographe incertaine), elle a su penser le monde, le sien, comme celui des autres, comme une donne universelle. Le mot paria lui colle à la peau comme nulle autre, et au lieu d’en faire l’enjeu d’une souffrance, Flora Tristan s’essaie avant les deux pères du socialisme scientifique de combattre la morale bourgeoise. Elle se rêve, ou elle s’aspire comme une aristocrate, jusqu’à se heurter aux réalités.

Être à la fois ouvrière et descendre d’une des plus grandes familles de l’aristocratie du Pérou s’entrechoque jusqu’à s’annuler. Elle ne comprend pas cette soumission à l’ordre des choses, elle veut convaincre, quitte à jeter un regard très critique sur les ouvriers qu’elle rencontre lors de son tour de France lors de ses dernières années. Elle ne cache pas ses désaccords, la colère n’est jamais loin, c’est peut-être ce trait de caractère qu’il faut retenir.

Dans cet acharnement à ne pas suivre les règles imposées, Flora agit impulsivement et elle ira jusqu’au bout de ses forces. Elle qui aurait pu être promise à un destin confortable, du moins en eut le goût et la saveur de sa petite enfance, elle vivra pauvre jusqu’à la fin de ses jours. L’écriture, avec son livre la Paria, vont lui permettre de faire part de cette colère sans cesse l’agitant.

Est-elle un personnage romantique ? Oui dans une perception souffrante. Non si l’on tient compte de son énergie somme toute épuisable et nocive, qui lui permettront de devenir une intellectuelle engagée au sens plein. Si elle n’avait été qu’une exaltée, un passionnée, trait que l’on aime bien attribuer aux latins, cela ne pourrait suffire à expliquer la densité de cette femme incroyable qui flirte entre deux mondes.


Œuvres de Flora Tristan :

1835 : « Nécessité de faire un bon accueil aux femmes étrangères », éd. Denys Cuche, postface de Stéphane Michaud, Paris, L'Harmattan, 1988. 

1837: « Pérégrinations d'une paria ». INDIGO & Côté-Femmes éd. Paris Tome 1 , 1999 ; tome 2, 2000

1838 : « Méphis », introduction de Pascale Hustache, Paris, Côté-Femmes Editions, 1995.

1839 : « Promenades dans Londres » INDIGO & Côté-Femmes éd. Paris, 2001 

1843 : « L'Union ouvrière », éd. D. Armogathe et J. Grandjonc, Paris, Ed. Des femmes, 1986.

1843-1844 : Le Tour de France, journal inédit : notes de Jules Puech. Ed. La tête de feuilles,

1846 : « L'émancipation de la femme, ou le testament de la Paria ». Ouvrage posthume de Madame Flora Tristan, complété d'après ses notes et publié par A. Constant, La Vérité, Paris, 1846