vendredi 19 avril 2013

Amérique latine, l'opération Condor un devoir de mémoire

Opération Condor, 
le devoir 
de ne pas oublier



Par Jean-Jacques Fontaine

C’est une première du genre : mi-mars, la Commission Nationale pour la Vérité a adressé une demande au gouvernement argentin afin qu’il ouvre une enquête officielle sur la disparition de 15 brésiliens entre 1975 et 1981. Ces 15 personnes auraient été victimes de l’Opération Condor, une alliance politico-militaire entre les dictatures du Brésil, d’Argentine, du Chili, de Bolivie, du Paraguay et de l’Uruguay dont la signature officielle a eu lieu en 1975 au Chili, sous la supervision des Etats-Unis. 

L’objectif était de coordonner la chasse aux opposants de gauche afin de les éliminer, dans les 6 pays concernés. Selon les estimations, le plan Condor aurait fait entre 50’000 et 100’000 morts, dont 30’000 disparus. 400’000 personnes auraient aussi été arrêtées et torturées par les forces policières engagées dans cette opération.

Le cas de ces 15 disparus en Argentine est connu des autorités brésiliennes depuis longtemps. Elles n’ont pourtant rien entrepris pour obtenir des explications officielles. « Notre mission est de rechercher toutes les informations sur toutes les disparus brésiliens dans les pays voisins», déclare Rosa Cardoso, qui coordonne cette enquête au sein de la Commission. « Nous n’en sommes qu’au début, mais nous irons jusqu’au bout ». Jusqu’au bout, cela va se traduire par une demande d’entraide au Chili à propos de 4 autres cas non résolus et à la Bolivie pour une disparition. « Nous aimerions aller vite afin d’inclure ces éléments dans le rapport final de la Commission prévu pour mai 2014 ».

La disparition du pianiste

L’enquête de la Commission Nationale pour la Vérité s’appuie sur des données du Mouvement pour la Justice et les Droits de l’Homme du Rio Grande do Sul (MJDH). Cette organisation a recensé 11 brésiliens disparus en Argentine entre 1971 et 1980. Parmi eux, le pianiste Tenório Cerqueira Júnior, séquestré le 18 mars 1976 à Buenos Aires alors qu’il accompagnait dans une tournée le compositeur Vinicius de Moraes. Ce jour-là, Tenório Cerqueira Júnior est sorti de son hôtel pour aller acheter des cigarettes. Il n’est jamais revenu. Ce cas semble maintenant pouvoir connaître un épilogue judiciaire.

En effet, les autorités argentines ont demandé au Brésil l’extradition de Claudio Vallejos, qui serait un des responsables de la séquestration du pianiste. Claudio Vallejos a été arrêté dans l’Etat de Santa Catarina, suite à différentes filouteries d’auberge perpétrée dans la région. L’homme se présentait comme journaliste et filait ensuite sans payer la note. Il vivait depuis 10 ans au Brésil, mais était recherché par Interpol pour ses activités de tortionnaire durant le régime militaire argentin. Reconnu, il vient d’être extradé en Argentine.

Réseau Condor

Au même moment, le 24 mars, la chaîne de télévision Discovery Brasil diffusait un documentaire sur l’Opération Condor. On y apprend que le Brésil serait à l’origine de l’initiative : en 1964, l’Itamaraty, le ministère brésilien des affaires étrangères mettait en place une structure appelée Ciex, Centre d’information à l’extérieur afin de « combattre les terroristes réfugiés à l’étranger ». Il s’agissait d’un réseau d’informateurs rémunérés chargé de repérer et dénoncer les opposants dans le but de les faire emprisonner ou tuer.

D’après le documentaire de Discovery Brasil, le Ciex aurait commencé ses opérations en Uruguay, avant de les étendre à tous les pays d’Amérique du Sud, au Portugal, en Italie et en France. C’est à partir de l’expérience du Ciex que les représentants des régimes militaires d’Argentine, de Bolivie, du Paraguay, d’Uruguay et du Chili signent en 1975 le pacte Condor. Le Brésil n’appose pas son paraphe sur le document, mais ses délégués sont présents à la cérémonie qui se déroule encore sous la supervision des Etats-Unis.

Le Brésil, père du plan Condor ?

« Ce n’est qu’aujourd’hui qu’on connaît le véritable rôle joué par le Brésil dans la mise en place de l’opération Condor », affirme Rodrigo Astiz, le producteur du documentaire. « D’après les dossiers que nous avons rassemblé et les interviews réalisées, nous pouvons affirmer que les autorités brésiliennes ont été les protagonistes de toute l’affaire. » « Même si au moment de sa formalisation en 1975, l’opération Condor a plus concerné les régimes argentin, chilien, et uruguayen, parce que la dictature brésilienne était en train de préparer son assouplissement, précise Daniel Billio, le réalisateur. Mais c’est le Brésil qui détenait le know how et en a fait bénéficier ses voisins. ».

Le film « Réseau Condor » rappelle aussi, sans apporter de réponse définitive, une interrogation récurrente, à propos de la fin de deux présidents brésiliens, en fonction dans les années qui ont précédé le coup d’Etat, morts tous deux en 1976 : Juscelino Kubitchek, décédé dans un accident de voiture en dont on se demande s’il n’a pas été commandité et João Goulart qu’on soupçonne d’avoir été empoisonné. La Commission Nationale pour la Vérité vient d’ailleurs de se déplacer dans le Rio Grande do Sul afin d’entendre les membres de la famille de Jõao Goulart qui réclament l’exhumation de son corps afin de faire la lumière sur ces soupçons.

Visites douteuses au DOPS

Elle enquête aussi sur de drôles de documents provenant du DOPS de São Paulo, qui servait de centre de torture durant le régime militaire. On y découvre que Claris Rowley Halliwell, s’identifiant comme représentante du Consulat américain de São Paulo, et Geraldo Resende de Matos, se présentant comme délégué de la FIESP, ont effectué de fréquentes visites dans les locaux de ce « Département de l’ordre politique et social », entre 1971 et 1979. Cela pourrait confirmer une collaboration active des Etats-Unis et de la puissante Fédération des Industriels de São Paulo avec la pratique de la torture par les militaires brésiliens.

« Toutes ces nouvelles informations sur l’opération Condor sont un motif suffisant pour revoir la loi d’amnistie de 1979 », réclame le député fédéral Nilmaio Miranda, ancien Secrétaire national aux droits de l’homme. « Cette loi d’amnistie interdit la condamnation de citoyens brésiliens pour tout acte commis entre le 2 septembre 1961 et le 15 août 1979. Avec ce qu’on apprend maintenant, les gens se demandent comment la justice se situe face à cette loi. C’est normal et il faut rouvrir la discussion ».

Décision du Tribunal Suprême

Le débat a pourtant été clos par une décision du Tribunal suprême en 2010 : par sept voix contre deux, il a refusé de rouvrir le dossier du pardon à ceux qui ont torturé et tué sous couvert du régime militaire, entre 1964 et 1979. C’est l’Ordre des avocats du Brésil, l’OAB, qui avait demandé cette révision de la loi d’amnistie, négociée alors entre les militaires et l’opposition. L’OAB était partie prenante des discussions en 1979, mais elle estimait que le rapport de force de l’époque n’avait pas permis une négociation équitable.

Tous ces faits n’étaient pas encore connus lorsqu’en 1985, le Brésil renouait avec la démocratie, mais on soupçonnait déjà que les régimes dictatoriaux d’Amérique du Sud avaient collaboré dans leur lutte commune contre la subvention de gauche. On ne savait pas pour le plan Condor, pour l’ampleur du phénomène ni la sophistication de son montage répressif, mais on se doutait de quelque chose.

Le premier coup de griffe dans ce mur de silence, c’est l’ancien ambassadeur des Etats-Unis au Chili, Nathaniel Davis qui publie ses mémoires cette année-là. Il affirme que le Brésil a joué un rôle déterminant, aux côtés des Etats-Unis, dans le renversement du Président Salvador Allende. En novembre 1985, je l’avais raconté dans le quotidien « La Libre Belgique ». Un rappel que je vous propose ici…


Un triste passé qui sort des limbes

Le Brésil a-t-il participé activement au renversement du président chilien Salvador Allende, le 11 septembre 1973 ? C’est en tout cas ce qu’affirme dans ses mémoires l’ex-ambassadeur américain à Santiago, Nathaniel Davis. Il prétend avoir déjeuné avec le représentant brésilien des Affaires étrangères dans cette ville, sur invitation de ce dernier, en mars 1973, « afin de coordonner l’effort des deux pays pour renverser le régime chilien. » Gibson Barbosa, ministre de la politique extérieure du Brésil pendant le gouvernement Médicis, entre 1969 et 1974, rejette l’accusation avec véhémence : « le Brésil a toujours appuyé le gouvernement démocratique de Salvador Allende ».

Pourtant, les autorités au pouvoir à l’époque ne faisaient pas mystère des options continentales et autoritaires de leur politique étrangère. Avec la bénédiction des Etats-Unis,  Brasilia devait devenir le gendarme de l’Amérique latine contre la subversion communiste. Maurilio Ferreira Lima, aujourd’hui député à l’assemblée nationale, prétend avoir discuté avec Salvador Allende dans la matinée du 9 septembre 1973. Ce dernier lui aurait fait par de ses inquiétudes à propos de l’ambassadeur brésilien qui, disait-il, serait un des principaux foyers de subversion contre son gouvernement.

« On a gagné »

Le diplomate incriminé, Camara Canto, mort en 1977 des suites d’un cancer, est particulièrement honoré par la junte chilienne qui a donné son nom à une des rues de  la capitale. Le 11 septembre, les portes de sa résidence sont restées fermées aux milliers de réfugiés brésiliens qui tentaient de fuir la répression des soldats de Pinochet. Camara Canto se serait même exclamé au téléphone : « on a gagné ! ».

A-t-il agi de son propre chef ? Tous les témoignages que l’on connaît sur les services brésiliens à l’étranger durant le règne de Gibson Barbosa en font douter. Entre 1969 et 1974, les ambassades et les consulats pratiquaient une véritable chasse aux exilés : intimidations, refus de passeport, non enregistrement des enfants de réfugiés nés à l’étranger, interdiction aux diplomates d’entretenir des liens avec leurs compatriotes subversifs…

Une stratégie antérieure à 1964 ?

Il semble toutefois que cette conception de la politique étrangère brésilienne ne soit pas née avec le coup d’Etat de 1964. Une autre affaire, révélée actuellement, met en cause Janio Quadros, président de la République de 1960 à 1961. Il aurait envisagé une action militaire contre l’ex-Guyane britannique. On a retrouvé deux rapports estampillé du sceau du secret, écrits de sa main, faisant état de l’inquiétude de Brasilia face à l’évolution de la situation à Georgetown.

Les documents datent de juillet 1961, au moment où Cheddi Jagan, nationaliste de gauche, est élu à la présidence du Guyana. Oswaldo Cordeiro de Faria, ancien chef de l’Etat-major général des forces armées brésiliennes dément la préparation d’une action militaire, mais il reconnaît que ces comptes rendus présidentiels représentent « une sorte de directive destinée à ramener le Guyana dans la sphère d’influence politico-militaire du Brésil ».

Des pratiques révolues

Ces pratiques semblent aujourd’hui révolues. Dans le conflit centro-américain, le Brésil joue la médiation en appuyant les efforts du groupe de Contadora. En Afrique, il est très engagé dans la coopération avec les gouvernements angolais et mozambicain. Sur le plan international, sa politique est résolument neutraliste. Les journalistes et les intellectuels qui font resurgir ces vieilles histoires brassent-ils donc de l’air ? Pas vraiment. Pendant 20 ans, le peuple brésilien n’a connu qu’une version détournée de son histoire. Il est temps qu’il se la réapproprie dans toute sa vérité. C’est une caution de plus pour approfondir les bases de la démocratie. (La Libre Belgique, 15 novembre 1985)


Source : Vision Brésil