Par Jean-Jacques Fontaine
C’est une première du genre : mi-mars, la Commission
Nationale pour la Vérité a adressé une demande au gouvernement argentin afin
qu’il ouvre une enquête officielle sur la disparition de 15 brésiliens entre
1975 et 1981. Ces 15 personnes auraient été victimes de l’Opération Condor, une
alliance politico-militaire entre les dictatures du Brésil, d’Argentine, du
Chili, de Bolivie, du Paraguay et de l’Uruguay dont la signature officielle a
eu lieu en 1975 au Chili, sous la supervision des Etats-Unis.
L’objectif était
de coordonner la chasse aux opposants de gauche afin de les éliminer, dans les
6 pays concernés. Selon les estimations, le plan Condor aurait fait entre
50’000 et 100’000 morts, dont 30’000 disparus. 400’000 personnes auraient aussi
été arrêtées et torturées par les forces policières engagées dans cette
opération.
Le cas de ces 15 disparus en Argentine est connu des
autorités brésiliennes depuis longtemps. Elles n’ont pourtant rien entrepris
pour obtenir des explications officielles. « Notre mission est de
rechercher toutes les informations sur toutes les disparus brésiliens dans les
pays voisins», déclare Rosa Cardoso, qui coordonne cette enquête au sein de la
Commission. « Nous n’en sommes qu’au début, mais nous irons jusqu’au bout ».
Jusqu’au bout, cela va se traduire par une demande d’entraide au Chili à propos
de 4 autres cas non résolus et à la Bolivie pour une disparition. « Nous
aimerions aller vite afin d’inclure ces éléments dans le rapport final de la
Commission prévu pour mai 2014 ».
L’enquête de la Commission Nationale pour la Vérité s’appuie
sur des données du Mouvement pour la Justice et les Droits de l’Homme du Rio
Grande do Sul (MJDH). Cette organisation a recensé 11 brésiliens disparus en
Argentine entre 1971 et 1980. Parmi eux, le pianiste Tenório Cerqueira Júnior,
séquestré le 18 mars 1976 à Buenos Aires alors qu’il accompagnait dans une
tournée le compositeur Vinicius de Moraes. Ce jour-là, Tenório Cerqueira Júnior
est sorti de son hôtel pour aller acheter des cigarettes. Il n’est jamais
revenu. Ce cas semble maintenant pouvoir connaître un épilogue judiciaire.
En effet, les autorités argentines ont demandé au Brésil
l’extradition de Claudio Vallejos, qui serait un des responsables de la
séquestration du pianiste. Claudio Vallejos a été arrêté dans l’Etat de Santa
Catarina, suite à différentes filouteries d’auberge perpétrée dans la région.
L’homme se présentait comme journaliste et filait ensuite sans payer la note.
Il vivait depuis 10 ans au Brésil, mais était recherché par Interpol pour ses
activités de tortionnaire durant le régime militaire argentin. Reconnu, il
vient d’être extradé en Argentine.
Au même moment, le 24 mars, la chaîne de télévision
Discovery Brasil diffusait un documentaire sur l’Opération Condor. On y apprend
que le Brésil serait à l’origine de l’initiative : en 1964, l’Itamaraty,
le ministère brésilien des affaires étrangères mettait en place une structure
appelée Ciex, Centre d’information à l’extérieur afin de « combattre les
terroristes réfugiés à l’étranger ». Il s’agissait d’un réseau
d’informateurs rémunérés chargé de repérer et dénoncer les opposants dans le
but de les faire emprisonner ou tuer.
D’après le documentaire de Discovery Brasil, le Ciex aurait
commencé ses opérations en Uruguay, avant de les étendre à tous les pays
d’Amérique du Sud, au Portugal, en Italie et en France. C’est à partir de
l’expérience du Ciex que les représentants des régimes militaires d’Argentine,
de Bolivie, du Paraguay, d’Uruguay et du Chili signent en 1975 le pacte Condor.
Le Brésil n’appose pas son paraphe sur le document, mais ses délégués sont
présents à la cérémonie qui se déroule encore sous la supervision des
Etats-Unis.
« Ce n’est qu’aujourd’hui qu’on connaît le véritable
rôle joué par le Brésil dans la mise en place de l’opération Condor »,
affirme Rodrigo Astiz, le producteur du documentaire. « D’après les dossiers
que nous avons rassemblé et les interviews réalisées, nous pouvons affirmer que
les autorités brésiliennes ont été les protagonistes de toute l’affaire. »
« Même si au moment de sa formalisation en 1975, l’opération Condor a plus
concerné les régimes argentin, chilien, et uruguayen, parce que la dictature
brésilienne était en train de préparer son assouplissement, précise Daniel
Billio, le réalisateur. Mais c’est le Brésil qui détenait le know how et en a
fait bénéficier ses voisins. ».
Le film « Réseau Condor » rappelle aussi, sans
apporter de réponse définitive, une interrogation récurrente, à propos de la
fin de deux présidents brésiliens, en fonction dans les années qui ont précédé
le coup d’Etat, morts tous deux en 1976 : Juscelino Kubitchek, décédé dans
un accident de voiture en dont on se demande s’il n’a pas été commandité et
João Goulart qu’on soupçonne d’avoir été empoisonné. La Commission Nationale
pour la Vérité vient d’ailleurs de se déplacer dans le Rio Grande do Sul afin
d’entendre les membres de la famille de Jõao Goulart qui réclament l’exhumation
de son corps afin de faire la lumière sur ces soupçons.
Elle enquête aussi sur de drôles de documents provenant du
DOPS de São Paulo, qui servait de centre de torture durant le régime militaire.
On y découvre que Claris Rowley Halliwell, s’identifiant comme représentante du
Consulat américain de São Paulo, et Geraldo Resende de Matos, se présentant
comme délégué de la FIESP, ont effectué de fréquentes visites dans les locaux
de ce « Département de l’ordre politique et social », entre 1971 et
1979. Cela pourrait confirmer une collaboration active des Etats-Unis et de la
puissante Fédération des Industriels de São Paulo avec la pratique de la
torture par les militaires brésiliens.
« Toutes ces nouvelles informations sur l’opération
Condor sont un motif suffisant pour revoir la loi d’amnistie de 1979 », réclame
le député fédéral Nilmaio Miranda, ancien Secrétaire national aux droits de
l’homme. « Cette loi d’amnistie interdit la condamnation de citoyens
brésiliens pour tout acte commis entre le 2 septembre 1961 et le 15 août 1979.
Avec ce qu’on apprend maintenant, les gens se demandent comment la justice se
situe face à cette loi. C’est normal et il faut rouvrir la discussion ».
Le débat a pourtant été clos par une décision du Tribunal
suprême en 2010 : par sept voix contre deux, il a refusé de rouvrir le
dossier du pardon à ceux qui ont torturé et tué sous couvert du régime
militaire, entre 1964 et 1979. C’est l’Ordre des avocats du Brésil, l’OAB, qui
avait demandé cette révision de la loi d’amnistie, négociée alors entre les
militaires et l’opposition. L’OAB était partie prenante des discussions en
1979, mais elle estimait que le rapport de force de l’époque n’avait pas permis
une négociation équitable.
Tous ces faits n’étaient pas encore connus lorsqu’en 1985,
le Brésil renouait avec la démocratie, mais on soupçonnait déjà que les régimes
dictatoriaux d’Amérique du Sud avaient collaboré dans leur lutte commune contre
la subvention de gauche. On ne savait pas pour le plan Condor, pour l’ampleur
du phénomène ni la sophistication de son montage répressif, mais on se doutait
de quelque chose.
Le premier coup de griffe dans ce mur de silence, c’est
l’ancien ambassadeur des Etats-Unis au Chili, Nathaniel Davis qui publie ses
mémoires cette année-là. Il affirme que le Brésil a joué un rôle déterminant,
aux côtés des Etats-Unis, dans le renversement du Président Salvador Allende.
En novembre 1985, je l’avais raconté dans le quotidien « La Libre
Belgique ». Un rappel que je vous propose ici…
Le Brésil a-t-il participé activement au renversement du
président chilien Salvador Allende, le 11 septembre 1973 ? C’est en tout
cas ce qu’affirme dans ses mémoires l’ex-ambassadeur américain à Santiago,
Nathaniel Davis. Il prétend avoir déjeuné avec le représentant brésilien des Affaires
étrangères dans cette ville, sur invitation de ce dernier, en mars 1973,
« afin de coordonner l’effort des deux pays pour renverser le régime
chilien. » Gibson Barbosa, ministre de la politique extérieure du Brésil
pendant le gouvernement Médicis, entre 1969 et 1974, rejette l’accusation avec
véhémence : « le Brésil a toujours appuyé le gouvernement
démocratique de Salvador Allende ».
Pourtant, les autorités au pouvoir à l’époque ne
faisaient pas mystère des options continentales et autoritaires de leur
politique étrangère. Avec la bénédiction des Etats-Unis, Brasilia devait
devenir le gendarme de l’Amérique latine contre la subversion communiste.
Maurilio Ferreira Lima, aujourd’hui député à l’assemblée nationale, prétend
avoir discuté avec Salvador Allende dans la matinée du 9 septembre 1973. Ce dernier
lui aurait fait par de ses inquiétudes à propos de l’ambassadeur brésilien qui,
disait-il, serait un des principaux foyers de subversion contre son
gouvernement.
Le diplomate incriminé, Camara Canto, mort en 1977 des
suites d’un cancer, est particulièrement honoré par la junte chilienne qui a
donné son nom à une des rues de la capitale. Le 11 septembre, les portes
de sa résidence sont restées fermées aux milliers de réfugiés brésiliens qui
tentaient de fuir la répression des soldats de Pinochet. Camara Canto se serait
même exclamé au téléphone : « on a gagné ! ».
A-t-il agi de son propre chef ? Tous les témoignages
que l’on connaît sur les services brésiliens à l’étranger durant le règne de
Gibson Barbosa en font douter. Entre 1969 et 1974, les ambassades et les consulats
pratiquaient une véritable chasse aux exilés : intimidations, refus de
passeport, non enregistrement des enfants de réfugiés nés à l’étranger,
interdiction aux diplomates d’entretenir des liens avec leurs compatriotes
subversifs…
Une stratégie antérieure à 1964 ?
Il semble toutefois que cette conception de la politique
étrangère brésilienne ne soit pas née avec le coup d’Etat de 1964. Une autre
affaire, révélée actuellement, met en cause Janio Quadros, président de la
République de 1960 à 1961. Il aurait envisagé une action militaire contre
l’ex-Guyane britannique. On a retrouvé deux rapports estampillé du sceau du
secret, écrits de sa main, faisant état de l’inquiétude de Brasilia face à
l’évolution de la situation à Georgetown.
Les documents datent de juillet 1961, au moment où Cheddi
Jagan, nationaliste de gauche, est élu à la présidence du Guyana. Oswaldo
Cordeiro de Faria, ancien chef de l’Etat-major général des forces armées
brésiliennes dément la préparation d’une action militaire, mais il reconnaît
que ces comptes rendus présidentiels représentent « une sorte de directive
destinée à ramener le Guyana dans la sphère d’influence politico-militaire du
Brésil ».
Des pratiques révolues
Ces pratiques semblent aujourd’hui révolues. Dans le
conflit centro-américain, le Brésil joue la médiation en appuyant les efforts
du groupe de Contadora. En Afrique, il est très engagé dans la coopération avec
les gouvernements angolais et mozambicain. Sur le plan international, sa
politique est résolument neutraliste. Les journalistes et les
intellectuels qui font resurgir ces vieilles histoires brassent-ils donc de l’air ?
Pas vraiment. Pendant 20 ans, le peuple brésilien n’a connu qu’une version
détournée de son histoire. Il est temps qu’il se la réapproprie dans toute sa
vérité. C’est une caution de plus pour approfondir les bases de la
démocratie. (La Libre
Belgique, 15 novembre 1985)
Source : Vision Brésil