De magie et de silence
« Mémoire du feu »
Lux éditeur (2013)
Par Lisa-Marie Gervais
Essayiste,
journaliste, chroniqueur, Eduardo Galeano est né en 1940 à Montevideo. Auteur
"des Veines ouvertes de l’Amérique latine", il est un témoin et un analyste
clairvoyant de l’histoire contemporaine de ce continent. Exilé des dictatures
uruguayenne et argentine, il a vécu en Espagne avant de retourner en Uruguay en
1985 où il vit aujourd’hui. Son œuvre échappe à toute catégorie et dépasse les
frontières entre les genres, comme elle traverse celles des pays qu’elle
évoque. Mémoire du feu est une trilogie dans un seul
grand volume. Et 20 ans de recherche, et d’exploration, et d’écriture.
Petite et charmante, sa maisonnette est plantée dans un
décor vert et fleuri d’une rue tranquille et résidentielle de Montevideo, en
Uruguay. On sonne une fois. D’un pas lent, dans un silence solennel, l’auteur
et essayiste Eduardo Galeano s’avance jusqu’à la porte grillagée. Son visage,
d’abord fermé, s’illumine.
Pas facile de rencontrer l’un des écrivains les plus
influents de l’Amérique latine. Auteur d’une trentaine d’ouvrages, parcourant
le monde et ses salons du livre, l’homme est aussi occupé que sollicité. Après
un échange de courriels diligent et un rendez-vous, c’est le silence radio.
C’est l’ami Pablo, qui sait où il habite, qui insiste et sonne chez lui à
répétition. La porte finira par s’ouvrir toute grande.
Généreux en tête à tête, Galeano dira plus tard sa haine du
téléphone et autres machines. « J’ai semé, de par le monde, une de mes calomnies
préférées à leur sujet, qui est que les machines vivent de nuit et profitent du
fait que personne ne les voit pour boire de l’alcool… C’est pour ça que le
lendemain elles font des choses inexplicables », raconte l’écrivain de 72 ans,
l’air d’y croire. « Elles le savent. C’est pour ça que nous nous détestons. »
Ainsi va le monde de l’auteur des Veines ouvertes d’Amérique
latine - grande fresque racontant l’exploitation et le pillage du continent
américain, qui a connu un regain de popularité lorsque Chávez l’a offert à
Obama en 2009 - baigné dans une sorte de réalisme magique souvent associé à la
littérature latino-américaine. Chaque objet, chaque tableau au mur, chaque
arbre et fleur de son jardin ont une histoire.
« Cet arbre ginkgo biloba, c’est l’arbre de la mémoire.
Quand tout est cendre, il renaît », explique Galeano, en pointant le colosse
qui pousse dans son jardin. L’immense ancre de bateau accotée au mur de sa
maison est le fruit d’un pari avec un capitaine. Plus loin trône un grand
soleil de métal à côté duquel il pose fièrement pour l’appareil photo.
L’intérieur de sa maison, véritable musée reflétant ses
pèlerinages et ses amitiés profondes, recèle des oeuvres latino-américaines,
surtout autochtones. Ici un tableau d’un ami haïtien, là une étrange gravure
qui mélange le profane et le sacré d’un ami analphabète qui n’a « lu » dans sa
vie que les images des magazines des salons de coiffure. Même les biscuits de
dulce de leche en forme d’étoile qu’on nous sert avec le café viennent de la
pluie qui tombe sur Montevideo.
D’histoires et de silence
Galeano parle de chaque chose avec émotion et respect, leur
valeur venant davantage de l’histoire que chacune porte. Et il en fait des
livres. « Il s’agit de garder les yeux ouverts et l’oreille tendue pour écouter
et voir ce qui normalement ne s’écoute et ne se voit pas », note l’écrivain de
sa voix caverneuse et réconfortante.
Les histoires à raconter sont partout ; elles peuvent
frapper à la porte, mais le plus souvent elles se cachent. Il faut les traquer
jusqu’au fond des bibliothèques. C’est ainsi que l’Uruguayen a découvert, dans
le lexique d’un ouvrage écrit par un prêtre espagnol, que les Chiriguanos,
Indiens du nord de l’Argentine, avaient savamment nommé un livre « peau de Dieu
» dans leur langue, le guarani. « Je tombais tout le temps sur ce genre de
merveilles, se réjouit Galeano, au sujet de ces “cadeaux de Dieu”. Je n’ai
jamais manqué d’histoires à raconter. »
Sur une trame politique et historique qui sert à décrire
l’oppression, l’injustice, mais aussi la beauté du fútbol, ses ouvrages se
présentent souvent sous forme de courts textes qu’on devine arrondis de
fiction, comme autant de fragments qui dépeignent une réalité, même un
continent. Son esprit de synthèse s’est forgé dans ses années de jeune adulte,
alors qu’il embrassait la carrière journalistique. Déjà, à 14 ans, il goûtait à
la censure du président de l’époque pour avoir brossé la caricature d’hommes
politiques dans le journal socialiste pour lequel il travaillait.
« Mes années de journalisme m’ont empêché de tomber dans ce
que j’appelle l’“inflation verbale”, qui est pire que l’inflation monétaire en
Amérique latine. […] Elle se justifie souvent par la prétendue complexité du
message mais, en réalité, c’est le déguisement du vide. Quand quelqu’un dit
quelque chose, il doit le dire en peu de mots. Ne serait-ce que pour le respect
qu’on doit au silence qui dit en taisant, contrairement aux autres langages qui
disent en parlant. Et il gagne toujours. Parce qu’il est plus profond. »
Ces sages enseignements lui viennent d’un de ses maîtres, le
romancier uruguayen Juan Carlos Onetti (1909-1994), avec qui il partageait le
mauvais vin, les cigarettes et le silence. « Onetti passait sa vie couché. Il
ne sortait jamais. Et pour donner du prestige à ce qu’il disait, il avait
l’habitude de l’attribuer à des grandes civilisations, par exemple les Chinois.
Un jour, il m’a dit un proverbe chinois très important dont j’ai su plus tard
qu’il n’était en rien chinois, c’était probablement une pure invention.
N’empêche, je l’ai toujours eu en mémoire. Il m’a dit : “Les seuls mots qui
méritent d’exister sont les mots qui surpassent le silence.” Ça a guidé pour
toujours mes pas sur le terrain de la littérature. »
Très critique, l’oeuvre littéraire de Galeano est néanmoins
à des lieues du pamphlet. Il refuse d’ailleurs toute étiquette, se vantant
d’être inclassable, au grand dam des libraires qui vendent aujourd’hui des
livres « comme ils vendraient des caleçons », déplore l’écrivain. « Notre monde
a cette mauvaise habitude de vouloir catégoriser les choses, mettre une
étiquette dans le front de chacun. Écrivain, avocat, fasciste, de gauche,
catholique, et quoi encore ? »
Pour son plus grand bonheur - mais à son plus grand étonnement
aussi -, son livre Patas arribas, qui fait dans la satire et la critique des
sociétés par l’absurde et est illustré par le graveur mexicain José Guadalupe
Posada, s’est retrouvé classé dans la section « humour » des librairies en
Espagne. « Ils ont vu les dessins de Posada et ont pensé que c’était un livre
de blagues ! Je l’ai laissé là où il était », rigole le fier inclassable.
Galeano s’en fait peu. Le bonheur se trouve dans les petites
choses. Sur le sort de l’humanité - rien de moins -, il dit que tous ceux qui
font des bulletins quasi météorologiques sur l’humeur du monde dans les
journaux et magazines sont de fieffés menteurs. « D’abord parce que l’espoir
est une chose qui ne peut pas se mesurer et aussi parce que les vrais
changements ne se font pas en dix minutes, ni en dix jours, dit Galeano. On est
trop habitué à confondre la réalité avec le spectaculaire, la grandeur avec ce
qui est simplement grand. La grandeur est cachée dans les petites choses et n’a
rien à voir avec le vide de ce qui est grand. »
Le grand dans le petit, donc. Comme cette autre histoire,
qui est venue à lui récemment lors d’une interminable séance de dédicaces dans
une foire du livre à Madrid. « Il y avait une file de je ne sais trop combien
de kilomètres et je me disais que je n’allais pas m’en sortir vivant. J’y avais
passé quatre cruelles heures, mais toute chose pénible a sa compensation.
Et
j’ai été récompensé parce que, dans cette file de gens qui me faisaient signer
des livres pour l’oncle Manolo et la tante Pepa, il y avait un jeune homme, un
peu timide, mais avec une bonne tête, qui s’est avancé vers moi. Je lui ai
demandé à qui il offrait le livre. À sa mère, son père ? Et il m’a répondu : au
fleuve Paraná. J’ai signé et il est parti sans rien dire d’autre, tant il était
timide. Moi, je suis demeuré coi mais ravi. C’était la première fois de ma vie
que je dédicaçais un livre à un fleuve. » Ne reste qu’à en faire une histoire
plus belle que le silence.
Une trilogie d'Eduardo Galeano
Lux éditeur -Montréal, 2013, 916 pages
« Ça a été beaucoup de travail, mais ça en a valu la peine.
Les livres que j’ai écrits par la suite sont plus travaillés, plus polis, mais
Mémoire du feu a été ma première tentative de secours des voix non écoutées.
Celles des vaincus, des perdants. Les Noirs, les Indiens, les femmes, les
rebelles… », raconte Eduardo Galeano.
Série de fragments d’humanité tout en poésie, Mémoire du feu
a été écrit dans les années 1970, ce que l’auteur doit à la dictature qui lui a
fait la faveur de l’expulser du pays. « Je me suis retrouvé avec beaucoup de
temps libre et j’ai fini par écrire 1000 pages ! », raconte-t-il en rigolant.
Mais pour la première fois au Québec, l’oeuvre est publiée dans un seul et
imposant volume, comme pour montrer tout le poids de l’oeuvre dans le temps,
qui couvre le continent américain de l’époque précolombienne jusqu’en 1984.
"Los Nadies" (en VO)
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Source : article et photos du journal Le Devoir
(Québec)
Illustration de Christian Tiffet