Par Renata Bregaglio Lazarte (*)
Alors que plusieurs États latino-américains ont vivement critiqué le fonctionnement du système interaméricain de protection des droits de l’Homme, la Commission interaméricaine a décidé d’approuver au mois de mars dernier une série de réformes de son règlement. Sans plier face aux contestations de ces quelques États, la Commission aspire ainsi à forger un nouveau consensus autour de son fonctionnement, tout en préservant l’autonomie qui caractérise cet organe supranational.
En approuvant le 18 mars 2013 la
Résolution n° 1/2013, la Commission
interaméricaine des droits de l’Homme (Commission IADH) a apporté à son
règlement d’importantes modifications qui entreront en vigueur le 1er
août prochain.
Cette évolution est l’aboutissement d’un processus de réforme
enclenché en juin 2011 avec la création d’un groupe de travail spécial. Au
terme de ses travaux, ce groupe de travail avait adopté un rapport (en
anglais). Il comportait soixante-sept recommandations dont cinquante-trois
concernaient directement la Commission IADH. Un tel document était destiné à
nourrir les discussions autour d’un supposé « renforcement de la Commission IADH » lors de la 44ème
Assemblée générale extraordinaire de l’Organisation
d’Etats américains (OEA) du 3 juin au 5 juin 2012.
Mais le contexte était loin d’être
favorable à un débat serein, au service de réformes constructives. Le climat
était au contraire hostile à la Commission IADH. De vives critiques avaient été
formulées à son encontre par les États membres de l’Alliance Bolivarienne pour
les Peuples de notre Amérique (ALBA) (notamment la Bolivie, l’Equateur et le
Venezuela).
Ces derniers visaient en particulier la question des
mesures conservatoires ainsi que l’institution du Rapporteur spécial surla liberté d’expression. Certaines décisions de la Commission avaient aussi
froisséquelques États (sur le projet de barrage hydroélectrique de Belo Monte, en
Amazonie, v. Commission IADH, 1er avril 2011, MC 382/10, Comunidades Indígenas da Baciado Rio Xingu c. Brésil – ADLdu 19 avril 2011).
Dans ces conditions, un parallèle
frappant pouvait être réalisé entre l’épreuve ainsi affrontée par le système
interaméricain des droits de l’homme et la tempête qu’a essuyé en 2012 son
homologue européen (v. ADL du 30 janvier 2013). Mais de part de part et
d’autre de l’Atlantique, les crises subies par les deux systèmes régionaux de
protection des droits de l’homme ont débouché sur une issue comparable :
le pire a été évité. En effet, à l’instar
de la Conférence
de Brighton pour la Cour européenne des droits de l’homme (ADL du 23 avril
2012), les discussions dans le cadre de l’OEA ont finalement débouché sur un
apaisement voire un renforcement du système interaméricain.
Un tel résultat doit beaucoup à la
Commission IADH qui a affirmé avoir reçu les recommandations des États
parties dans un esprit d’ouverture et constructif. En ce sens, elle a modifié
l’article 79 de son règlement (relatif à la procédure de modification dudit
texte) afin que toute modification soit précédée d’une consultation publique.
L’esprit de conciliation et d’ouverture fut toutefois accompagné d’un double
message, empreint de fermeté.
En premier lieu, la Commission a réaffirme sa
position d’organe autonome, en particulier pour ce qui est de déterminer ses
propres conditions de fonctionnement. En
second lieu, elle a tenu à rappeler dans l’exposé des motifs de la résolution
que les reformes ainsi effectuées visaient avant tout au « renforcement
de la protection et promotion des droits fondamentaux ». Et non
bien sûr à son affaiblissement, ainsi que l’envisageaient certains États
contempteurs de la Commission.
Ainsi, les réformes introduites au
sein du règlement ont tâché, pour l’essentiel, d’améliorer le fonctionnement de
la Commission (1°). A l’inverse, la « réforme »
bien plus menaçante visant les rapporteurs spéciaux (« relatorias ») n’a pas été adoptée et l’enjeu crucial des
financements par des ressources externes n’a pas donné lieu à de grands
bouleversements. Ce bilan renforce donc le système interaméricain des droits de
l’homme malgré les critiques (2°).
1°/- Des réformes du système interaméricain au service
d’un meilleur fonctionnement de la Commission
Les principales réformes du
règlement tel que modifié par la Résolution n°1/2013 tendent à rendre plus
efficient le fonctionnement de la Commission sur des points clefs, dont
certains furent sources de tensions. Il en est ainsi de l’enjeu des mesures
conservatoires et provisoires (A), de
l’ordre de traitement des requêtes (B) et de la décision d’admissibilité (C).
A – Les mesures conservatoires (Art. 25) et mesures
provisoires (Art. 76)
Probablement dans le but de
renforcer la légitimité juridique des mesures conservatoires (hautement remises
en question par certains États), le premier paragraphe de l’article 25 modifié
a conféré une base juridique au pouvoir d’émettre ce type de mesures.
Pour ce
faire, le texte prend appui sur l’article 106 de la Charte de l’OEA, l’article
41.B de la Convention américaine de droits de l’Homme, l’article 18.b du Statut
de la CIADH et l’article XIII de la Convention interaméricaine sur la
disparition forcée des personnes (comp. aux discussions sur cette même
technique devant la Cour européenne des droits de l’homme – ADL du 30 janvier
2013 au point 2° et ADL du 16 décembre 2012 au point 2° A – et devant la Cour
africaine des droits de l’homme et des peuples – ADL du 2 avril 2013).
De plus, faisant écho aux
propositions des États quant à la nécessité de préciser le domaine
d’application des mesures conservatoires,
l’article 25.2 du règlement définit désormais les notions importantes pour leur
mise en œuvre :
- La « gravité » :
Impact sérieux qu’une action ou omission peut avoir sur le droit protégé ou sur
l’effet éventuel d’une décision en suspens dans une affaire ou pétition face
aux organes du système interaméricain ;
- L’« urgence » :
Risque ou menace imminentes qui peuvent se concrétiser au point de rendre
nécessaire une action préventive ou de protection en référé ;
- Le « dommage irréparable » : Atteinte aux droits qui, par sa nature même,
n’est pas susceptible de réparation, de restauration ou d’indemnisation
adéquate (sur l’enjeu de la réparation des violations dans le système
interaméricain, v. ADL du 23 février 2013 sur Cour IADH, 21 novembre 2012,
Sentence d’interprétation, Caso Karen Atala Riffo e hijas Vs. Chile, Série C n°
254).
Toujours dans le but de
renforcer encore la légitimité de ces mesures, la reforme propose également que
leur adoption soit à chaque fois accompagnée par une série d’éléments
explicatifs : une description de la situation ainsi que des
bénéficiaires ; le cas échéant, l’information apportée par l’Etat et le
délai de vigueur des mesures conservatoires ; les observations de la
Commission quant aux conditions de gravité, d’urgence et de caractère
irréparable ; et, les votes des membres de la Commission.
Enfin, s’agissant de la possibilité
de solliciter des mesures provisoires à la Cour interaméricaine des droits
de l’Homme, l’article 76 reformé établit
une liste de critères qui devront être pris en compte par la Commission :
la mise en place de mesures conservatoires préalablement octroyées ; le
manque d’efficacité desdites mesures ; l’existence d’une mesure de ce type
en relation avec une affaire soumise à la Cour interaméricaine.
En ce sens, si
cet article 76 admet certes que la Commission puisse solliciter des mesures
provisoires en toutes circonstances lorsqu’elle le juge utile, ce texte est
conçu de façon à conditionner la demande de mesures provisoires à
l’émission préalable d’une mesure conservatoire. En d’autres termes, l’octroi d’une mesure conservatoire
par la Commission tend à devenir une étape indispensable avant de pouvoir
solliciter des mesures provisoires de la
part de la Cour, organe juridictionnel.
B – Les « procédures initiales » et l’ordre de traitement des « pétitions » (Art. 29)
Afin de renforcer la sécurité
juridique dans la procédure applicable devant la Commission IADH, le nouvel
article 29 signale expressément que les « pétitions » seront appréciées selon leur ordre
d’arrivée. Néanmoins, l’innovation consiste surtout dans l’édiction
d’exceptions à cette règle de priorité :
- Lorsque l’écoulement du temps prive la demande de son
effectivité. Il en est ainsi quand la victime présumée est un adulte majeur, un
enfant, une personne en situation de maladie terminale, lorsque la victime
présumée risque la peine de mort, ou lorsque l’objet de la pétition présente
des liens avec une mesure conservatoire ou provisoire en vigueur ;
- Lorsque les victimes présumées sont des personnes privées
de liberté ;
- Lorsque l’Etat manifeste formellement son intention
d’entrer dans un processus de règlement amiable de l’affaire ;
- Lorsque la décision peut avoir pour effet de résoudre des
problèmes structurels graves ayant un impact sur les droits de l’homme ;
- Lorsque la décision est susceptible de provoquer des
changements législatifs ou des évolutions dans la pratique étatique, afin
d’éviter la réception par la Commission de multiples demandes sur une même
problématique.
Une telle procédure fait écho à lapolitique de « prioritisation »
des requêtes mise en place par la Cour européenne des droits de
l’homme (ADL du 15 novembre 2010).
C – La décision d’admissibilité (Art. 36.3)
Ouvrir une affaire tout en
choisissant de différer les débats sur l’admissibilité de la pétition au
stade de son examen au fond est une possibilité
qui était déjà prévue par le règlement de la Commission. Mais cette pratique
était exceptionnelle. La réforme de mars 2013 introduit cependant au sein de
l’alinéa 3 de l’article 36 une série de critères indicatifs et alternatifs que
la Commission est invitée à prendre en compte au moment d’adopter une telle
décision :
- Quand la condition d’épuisement des recours internes est
inextricablement liée au fond de l’affaire ;
- En cas de gravité et d’urgence ou lorsqu’il est considéré
que la vie d’une personne ou son intégrité personnelle sont exposées un risque
imminent ;
- Lorsque l’écoulement du temps empêche que la décision de
la Commission ait un effet utile.
2°/- L’absence de « réforme » au sujet des rapporteurs spéciaux
(« relatorias ») et l’enjeu crucial du financement
Malgré la forte pression des États
du bloc de l’ALBA pour reformer le statut du Rapporteur spécial surla liberté d’expression, aucune modification du règlement de la Commission
n’a été réalisée à ce sujet. Depuis le début des discussions sur la réforme de
la Commission, le Venezuela, la Bolivie et l’Équateur ont tout particulièrement
critiqué la Relatoria Especial sobre Libertad de Expresion, au motif que ce rapporteur était le seul à relever
d’une catégorie dite « spéciale ».
Or cette caractéristique lui permet de se constituer en bureau permanent, avec
une structure opérationnelle propre. Il disposait ainsi d’une indépendance
fonctionnelle et économique, c’est-à-dire d’une autonomie pour obtenir des
financements pour son fonctionnement. Ainsi, ce rapporteur reçoitdes fonds d’organisations non gouvernementales des États-Unis et de l’Union
européenne (30 % du budget).
Lors de la Déclaration
de Guayaquil du 11 mars 2013, les États parties à la Convention
interaméricaine des droits de l’homme ont proposé que chacune des relatorias soit considéré comme dotés d’un caractère spécial et
que leur soit garanti un financement adéquat pour l’accomplissement de ses
buts. Mais octroyer le statut « spécial » à toutes les relatorias, et surtout établir des sources de financement
limitées, revient à les priver de leur autonomie institutionnelle.
Ceci viderait également de son sens le caractère « spécial » de la Relatoria
Especial sobre Libertad de Expresion.
Le maintien du statu quo au sujet de cette institution du rapporteur
spécial sur la liberté d’expression a donc valeur de succès pour le système
interaméricain des droits de l’homme. Plus largement sur le terrain crucial des
ressources, « le financement externe de la CIDH, contesté par l’Équateur et ses
alliés, est maintenu, sachant que l’un des principaux bailleurs de fonds est
l’Union européenne » (v. Paulo A. Paranagua, « La Commission interaméricaine
des droits de l’homme soutenue par une large majorité à l’OEA », in America
Latina (VO), 23 mars 2013).
Au cours de ce processus de
réforme, la pression exercée par certains États le fut de façon indirecte, sur
les Commissaires ou par l’intermédiaire de menaces de réductions budgétaires.
Mais l’issue des événements a révélé combien la Commission interaméricaine des
droits de l’homme était autonome, en particulier à l’heure d’approuver des
modifications dans son règlement. Bien sûr, toute menace pesant sur le système
interaméricain des droits de l’homme n’est pas écartée et les critiques
pourraient persister.
Mais contrairement à ce qui a
été signalé dans différents médias, si certains États
ne sont pas satisfaits des réformes réalisés, ils ne peuvent se
retirer de la seule Commission interaméricaine des droits de l’Homme. Cette
dernière constitue en effet un organe principal de l’OEA. Partant, si un Etat ne souhaite plus être soumis
aux procédures contentieuses initiées contre lui devant la Commission, sa
seule option consisterait à dénoncer laCharte de l’OEA. Mais ceci serait sans
aucune incidence sur les affaires qui sont en cours.
Ce texte a été initialement traduit de l’espagnol par
Carlos Gonzales-Palacios et a été remanié par Nicolas Hervieu.
Note :
(*) Renata Bergaglio Lazarte est Maître de conférence en
droit public à la Pontificia Universidad Católica del Perú – PUCP (Instituto de
Democracia y Derechos Humanos – IDEHPUCP)
Source : La Revue des Droits de l’Homme