vendredi 5 avril 2013

Colombie, quel avenir pour les pourparlers de paix ?

Intervention d’Enrique Santos Calderon à Londres 
sur les négociations de paix

Traduction de Libres Amériques

Je suis honoré d'être ici et reconnaissant de la possibilité de m'exprimer sur une question si cruciale pour le présent et l'avenir de la Colombie : la possibilité de mettre fin à un conflit qui a saigné et ravagé notre pays depuis plus de 50 ans. Je veux qu'il soit bien clair, que je ne parle pas au nom du gouvernement ou en tant que porte-parole du président. Il est important de le spécifier, en raison de ce que j'ai pu dire dans le passé récent, certaines choses ont été interprétées comme la voix indirecte du président et elles ont conduit à des malentendus des deux côtés de la table (de négociation).


J'ai été son délégué personnel dans les discussions exploratoires à La Havane de février à août de l'année dernière, qui ont conduit à la signature de l'accord cadre. Immédiatement après, considérant que mon rôle avait été accompli et n’étant pas membre du gouvernement, je me suis publiquement retiré de la délégation. Je ne participe pas aux négociations, mais je suis resté en contact avec les membres de la délégation du gouvernement et j’apporte mes vues personnelles sur la solution politique négociée du conflit armé colombien. Question à laquelle, j'ai été impliqué d'une manière ou d'une autre depuis le début des années 80, lorsque j'ai participé à la première commission pour le dialogue et la négociation avec le M19 et le Armée populaire de libération (APL) sous le gouvernement Betancourt.

Cela dit, je vais passer aux points spécifiques pour lesquels, j'ai été invité à parler ici aujourd'hui :


1 - Pourquoi le gouvernement Santos a décidé de s'engager dans des négociations avec les FARC ?


2- Quels sont les principaux défis et les perspectives de ces négociations ?

Il est relativement bien connu pourquoi et comment ce processus a commencé et je vais vous parler très brièvement à ce sujet, parce que la vraie question est de savoir comment les négociations se développent et où elles mènent. Ce processus a commencé indirectement sous le gouvernement d'Uribe, quand il a envoyé des messages aux FARC pour mettre fin à la violence politique. Cela n'a pas fonctionné, mais quand Santos a été élu, il a décidé de poursuivre ces contacts et d'éventuels pourparlers de paix. Pourquoi ? Pour ces deux raisons subjectives et objectives.

D'une part, sa propre vision du rôle historique de sa présidence pourrait jouer à cet égard. En outre, la nécessité d'établir une approche différente des questions sociales, de la politique nationale et en particulier des relations internationales : Essentiellement, la nécessité de rompre l'isolement diplomatique que la Colombie avait avec ses voisins. Les raisons objectives sont nombreuses. Les Farc ont été fragilisé militairement et avec une crédibilité politique à zéro après le processus de Caguan, mais ils restaient très disposés à entamer des pourparlers avec le successeur d'Uribe.

 - Un climat international et régional très favorable à une solution au conflit armé le plus long dans l'hémisphère. Des Etats-Unis à Cuba, tout le monde a convenu que c'était souhaitable.

- Un point crucial est l'amélioration des relations avec Hugo Chavez, dont l'influence sur les FARC était très évidente et qui était aussi plus que favorable à des négociations. A la fois, les Cubains et les Vénézuéliens ont joué un rôle clé dans ces négociations.

- Maintenant, quel type de régime politique va émerger après la mort de Chavez est bien sûr très pertinent pour les pourparlers de paix en Colombie. Dans l'immédiat je ne prévois pas d'importants changements. Nicolas Maduro a été l'homme de Chavez dans tout ce processus. J'ai parlé avec lui sur ce sujet novembre dernier à Caracas et il a été très catégorique dans son engagement à l'idée que les FARC se transforment en un mouvement politique légal avec des objectifs bolivariens.

- Un autre facteur dans la décision JM Santos a été le succès électoral de la gauche latino-américaine : au Venezuela, au Brésil, en Argentine, en Bolivie, au Pérou, au Nicaragua, au Salvador, en Uruguay ... Le fait que la plupart des présidents de ces pays étaient d’anciens guérilleros, ils ont été élus à des élections libres et cela a simplement confirmé que la lutte armée n'avait pas d'avenir politique en Amérique latine. Et chacun d'entre eux - Chavez, Evo Morales, Mojica, ont dit cela à plusieurs reprises aux FARC. Ainsi que Fidel et Raul Castro.

 

Tout cela, et plus, et le fait que la Colombie est lui-même un pays très différent d’il y a 10 ans, -  plus prospère, plus en sécurité, plus sûr de lui -  a conduit le président à penser, qu'il s'agissait d'une occasion unique, pour engager la guérilla dans un processus de paix réussi.
 

Maintenant pour le présent : les tâches et les défis.

Aujourd'hui, le fait est qu’en dépit de récents sondages et une évidente attitude hostile de l’opinion ces dernières semaines, les choses vont mieux. Il y a un nouvel air d'optimisme. Des progrès, bien que lents ont été fait sur la question agraire, le ton a changé, le principal porte-parole des Farc, Ivan Marquez, semble être maintenant plus un homme politique qu’un guerrier. L'attitude des Présidents est également plus conciliante.

Le gouvernement et les FARC semblent ne pas comprendre qu'ils ont besoin des uns les autres dans ce moment délicat, ou le scepticisme du public a atteint un point culminant. Personnellement, j'ai pour sentiment, que le processus peut réussir et que les points importants seront décidés avant la fin de l’année. Mais on ne peut pas minimiser tous les risques politiques, les problèmes juridiques et des ennemis puissants qui nous attendent. En commençant par une profonde méfiance que les  Colombiens ont des FARC : près de 70% pensent qu'ils ne méritent aucun bénéfice politique.

L'opposition grandissante de l’ex. président Uribe est à la fois grave et préjudiciable. Il reste très populaire et dire NON aux pourparlers de La Havane est une pierre angulaire de son discours politique.


Une autre difficulté : les risques et les confusions de la négociation en temps de guerre.  Le dialogue en Colombie se fera en se parlant et en se battant. Ce sont les règles du jeu, fixées par le gouvernement : il n’y aura pas de cessez-le jusqu'à ce qu'un accord final soit atteint. L'opinion publique ne comprendrait pas bien cette situation et les attaques croissantes des FARC et de l'ELN nourrissent les doutes et les craintes.

Ce n'était pas la paix aux coins du but ? Ces doutes se nourrissent aussi du discours tripal d’Uribe : « les négociations sont une concession inacceptable au terrorisme et à un bond en arrière en matière de sécurité nationale. » Un aspect de sa campagne est son utilisation intensive des réseaux des médias sociaux. Un exemple : il y a un mois, seulement quelques minutes après que j'ai donné une interview à la radio expliquant que la capture des membres du renseignement de la police dans une zone de conflit ne pourrait être interprété comme des enlèvements, Uribe tweetait furieusement que le frère du Président justifiait l'enlèvement des policiers .

Ils ont été libérés quelques jours plus tard, mais ce qu'il faut garder à l'esprit, c’est ce qui a été dit par les FARC, quand ils ont annoncé qu'il n’y aurait plus d’enlèvements contre de l'argent, mais que les membres capturés des forces armées dans les zones de combat seraient considérés comme des « prisonniers de guerre ». La confrontation armée continue, mais ce qui pourrait être disqualifié sont les agressions verbales et la guerre des microphones, afin de désamorcer les tensions et mieux sauvegarder la table de pourparler de la Havane du bruit médiatique qui l'entoure. Les discussions doivent rester confidentielles. Cela ne signifie pas que le gouvernement ne peut pas avoir une stratégie de communication plus cohérente.

Les FARC ont comblé le vide d'information, dans la mesure où ils sont devenus victimes de leur propre activisme excessif au sein des médias. Cela ne les a pas aidé du tout : selon un sondage d’opinion 60% des colombiens ne croient pas que ces discussions puissent mener à la paix. Quoi qu'il en soit, il y a tellement de questions complexes dans l'ordre du jour, mis, à part celui de l'espace agraire : la participation politique, le désarmement, les victimes, les cultures illégales ...

En dehors des problèmes structurels, la corruption, les inégalités, le trafic de drogue - qui sont malheureusement les trois principaux facteurs de la réalité colombienne. La démobilisation des 8 à 10.000 guérilleros ne suffira pas à transformer cette réalité, mais elle serait certainement très utile.

Manquant de temps, je vais donc lancer quelques idées, qui seront discutées plus tard :

· Le rythme : L'ordre du jour doit avancer à un meilleur rythme. Il y a eu des progrès significatifs sur la question agraire, mais cela doit avancer plus rapidement. Cela n’a rien de dramatique pour les accords définitifs. Une guerre de 50 ans ne réglera pas en 50 semaines.

Les deux parties semblent (FARC + Gouvernement) plus ouvertes. Santos a déclaré qu'aucune date précise n’était essentielle, mais que des progrès et des résultats sont nécessaires. Les FARC ont récemment montré qu'elles comprenaient mieux, ce qui est essentiel pour gagner plus de soutien pour ces pourparlers. À mon avis, et je l'ai dit à maintes reprises, si la question agraire n'est pas éclaircie en Avril, ce sera un mauvais message à la société colombienne. Le pessimisme perdure (comme à Caguan tout va recommencer ? Des pourparlers sans fin et sans progrès ?)

Le facteur temps : Le plus délicat, à la fois juridique et en termes politiques. Après Décembre, avec des élections parlementaires en Mars prochain, il sera beaucoup plus difficile pour le Congrès d'approuver la loi statutaire, qui va définir la participation politique des guérillas.

Le Président du Congrès, Roy Barrera a déclaré la semaine dernière, que le temps est devenu le pire ennemi du processus de paix et que l'accord final devrait être signé tant que le gouvernement dispose d'une majorité solide. Toutes ces dynamiques électorales ne sont pas nécessairement cohérentes avec les complexités de l'ordre du jour, mais devrait être un stimulant pour avancer à un rythme accéléré. Il semble que les FARC compte toujours sur une Assemblée constituante, qui saurait tout résoudre et rendre toutes ces procédures inopérantes. Mais aujourd'hui, ce n'est tout simplement pas viable.

Ce qui nous amène à une autre difficulté : l'insistance des FARC  maximalise des exigences irréalistes : Assemblée constitutionnelle, cessez le feu bilatéral avant l'accord, bouleversement radical du système électoral actuel, le gel du passage de nouvelles lois, inversion des politiques macro-économiques ... Puis, il y a la question de la continuité politique. L'une des préoccupations compréhensibles des FARC est : » qu'est-ce qui nous garantit que ce processus deviendra une politique d'Etat, et pas seulement un désir de gouvernement passant ? »

J'ai posé cette question le mois dernier au  Wilson Center à Washington, en disant que la réélection de Juan Manuel Santos était très importante pour la continuité du processus. Cela a été interprété superficiellement dans les médias colombiens, comme si je faisais le lancement de la campagne de réélection de mon frère. Le président du Sénat, après son retour de la Havane il y a 10 jours, a dit que ce n'était pas tellement Santos qui avait besoin du processus de paix pour être réélu, mais le processus qui avait besoin de sa réélection pour assurer sa continuité.

Franchement, je ne sais pas si JM Santos veut même être réélu, ni, si son successeur éventuel sera un ami ou un ennemi de ces pourparlers. Ce que je crois, c'est qu'il a à titre personnel, l'obligation politique et morale est de faire tout son possible pour consolider ce processus crucial pour lequel, il s'est engagé lui-même et son pays.

· La justice transitionnelle et l'armée : Il s'agit d'un point particulièrement délicat. La participation des Farc à la vie politique demande de solides garanties pour leur sécurité, c’est fondamental. Mais qu'en est-il de l'armée ?

Il existe, je peux vous l’assurer, une préoccupation institutionnelle largement répandue au sein des Forces armées pour leurs membres emprisonnés, condamnés à de longues peines de prison. Ils attendent un traitement plus équivalent. En matière de justice transitionnelle, il doit y avoir une certaine symétrie, si la paix est construite sur des bases solides. Cela va outrager de nombreuses ONG, mais il est illusoire de penser que seuls les guérilleros peuvent en tirer des bénéfices, mais pas les militaires.


Je sais que les Forces armées de Colombie ne se soucient pas de savoir, si les dirigeants des FARC ne paient pas en ne faisant pas de prison, même si elle sont prêtent à de longues peines, et ne l’objectez pas, même s'ils vont au Congrès.. Leurs préoccupations sont au sujet de leurs officiers et de leurs soldats. Vont-ils pourrir en prison alors que les guérilleros seront en liberté ? De larges pans de la société colombienne n’auraient pas accepté cela. Le contrôleur général (le procureur) a déclaré à plusieurs reprises qu'il ne permettrait pas que "l'armée soit sacrifiée à la table de négociation de La Havane".

Les FARC, comme organisation militaire, comprend que leurs adversaires de champ de bataille ont besoin de recevoir un traitement acceptable. Ce serait positif, s’ils le disaient de façon plus explicite. Une idée intéressante, si les dirigeants de la guérilla et les généraux pouvaient, à un certain moment s'asseoir seuls, pour visualiser entre eux l'après conflit en Colombie. "Le pardon est un mal nécessaire", a déclaré le père Francisco de Roux, chef des Jésuites en Colombie il y a deux semaines.

· Existe-t-il un plan B ?

 
Certains analystes ont dit qu'il n’existait pas de plan B pour le président ni pour Timochenko, le haut leader des FARC, suggérant que ces pourparlers pouvaient être condamnés si les deux (parties) ne s'impliquaient pas plus activement à mieux en expliquer l’importance et publiquement réfuter les ennemis plus forts que jamais du processus.

Je suis d'accord. Le gouvernement et les FARC doivent être plus clair, insistant et persuasif, expliquant pourquoi ce processus est si crucial pour l'avenir de la Colombie. Imaginez les conséquences sociales, économiques, humaines, si des décennies de conflit armé avec la guérilla pouvait venir à sa fin. La violence engendrée par les bandes criminelles est une autre histoire, comme Claudia Lopez va sûrement l’expliquer ici aujourd'hui.

En général, le Président doit être moins réactif ou défensif à tout ce que peut dire ou fait Uribe, et plus tourné vers l'avenir et de manière pédagogique en ce qui concerne toutes les brillantes perspectives d'une négociation réussie. Un signe positif récent, c'est que le gouvernement et "Marcha Patriotica", un mouvement proche des FARC ont appelé à une marche de la paix, le même jour, le 9 Avril 2013.

Donc, voilà. Lentement mais sûrement. En se parlant et en se battant. Entre la confrontation publique et le dialogue privé. Et comme les pourparlers Havane vont entrer dans leur 7e cycle, qui a débuté lundi dernier, j’espère que le gouvernement et la guérilla éviteront de faire le jeu des ennemis de ce processus de paix, qui ne sont pas rares. Dans la mesure où il avance, il existera la tentation de le saboter. En Colombie, nous avons trop d'exemples historiques, comment de façon monstrueuse les provocations peuvent se révéler.

C'est pourquoi les meneurs des deux côtés de la table (de négociation) ont à faire les efforts nécessaires pour éclairer le présent ordre du jour, pour signer l'accord final, afin que nous puissions atteindre la troisième et dernière étape. Une réalité complexe, décisive et à long terme, qui peut prendre des années. La réalité de comment tout ce qui a été convenu sera appliqué et vérifié. L'Etat venant en tenant ses engagements.


La démobilisation et l'intégration dans la vie civile et politique de la guérilla.

C'est le vrai défi que les négociations actuelles doivent entraîner, mieux vaut trop tôt que trop tard. L'accord  cadre prévoit que : « rien n'est convenu tant que tout n'est pas convenu
» et que « la mise en œuvre de ces accords sera simultanée et vérifiable ».

Une tâche énorme et complexe. Mais tel est le défi que nous avons devant-nous.
Spécialement pour les Colombiens croyant en cette une occasion historique. Pour ceux d'entre nous qui ne pensent pas qu'une solution purement militaire soit possible ni même souhaitable. Pour ceux qui sentent cet espoir au de-là des simples calculs électoraux et tactiques.

Au-delà de l'optimisme prudent, modéré ou de pessimisme ou le scepticisme intelligent, - toutes les attitudes sont compréhensibles dans les circonstances actuelles - les pourparlers de paix en Colombie ont besoin de beaucoup de patience, de beaucoup de réalisme, de beaucoup de persévérance et - pourquoi pas ? - un peu de foi.

Londres à la London School of Economy, le 14 mars 2013


Source : Scribd (en anglais)