lundi 29 octobre 2012

Brésil, quand les Guarani-Kaiowá se suicident par centaine

Les coulisses de la tragédie Kaiowá-Guarani : multinationales, partis politiques, justice…


Par Bob Fernandes, traduction de Stéphan Bry


L’anthropologue et journaliste Spensy Pimentel a arrêté de travailler comme reporter spécial à Brasilia, à l’Agência Brasil, pour se consacrer à un doctorat à la USP (Université de São Paulo) sur la vie politique des Guarani Kaiowá qu’il est en train d’achever. Spensy avait déjà soutenu une thèse sur l’épidémie de suicides constatée parmi les indigènes depuis les années 1980. Il a réalisé son étude dans le Mato Grosso do Sul justement à l’époque où les conflits entre les Indiens et les “fazendeiros” s’amplifiaient, depuis 2009.

 En 2011, Spensy Pimentel, avec des partenaires, a lancé la vidéo “Mbaraká – La parole qui agit” sur l’implication des chamans Guarani Kaiowá dans la lutte pour la terre dans le Mato Grosso do Sul.

Dans cette conversation, l’anthropologue Spensy Pimentel énumère quelques uns des acteurs présents dans les coulisses de cette tragédie : - (…) Le mouvement de récupération des terres, qui organise les grandes assemblées (Aty Guasu) est une réaction à ce confinement que l’État Brésilien a imposé aux Guarani Kaiowá.

Spensy Pimentel ajoute que ce confinement a été réalisé pour viabiliser l’installation de l’industrie agricole dans la région : canne à sucre, soja, élevage, maïs, produits pour l’exportation en partenariat avec des multinationales comme Bunge, Cargill, ADM, Monsanto…

Entretien avec Spensy Pimentel :

Il y a des données qui répertorient 308 suicides de Guarani Kaiowá entre 1986 et 1999. Récemment, le Sesai (Secrétariat Spécial de Santé Indigène) a divulgué que, de 2000 à 2011, il y a eu 555 cas de suicides. Comment les indigènes perçoivent ce phénomène ?
Il est difficile de savoir ce que les Guarani Kaiowá pensent de ces morts. 

Tout d’abord, il faut comprendre que pour chaque famille touchée par une mort de ce genre, il y a une sorte de réserve et de difficulté à parler sur le sujet. Les informations que j’ai pu obtenir viennent généralement des conversations que j’ai eues avec des personnes proches de ces familles. Il m’a été possible d’avoir des données sur les motivations des personnes – en grande partie des jeunes – et sur la réaction des familles. 

En général, je peux affirmer que, contrairement à ce que certains pensent, ces morts sont une grande gène pour les familles Guarani Kaiowá.

Pourquoi cela se produit-il ?

Ce n’est pas par hasard si ces morts ont commencé à se produire en plus grand nombre à partir des années 1980. Les Kaiowá et les Guarani les plus agés ne se souviennent pas d’avoir connu plus d’un ou deux cas de pendaison avant cette période. 

Ce type de mort existait mais était rare. Dans les années 80, à la fin du régime militaire, s’intensifie le processus d’expulsion de ces indigènes des zones qu’ils occupaient, généralement sur les rives des rivières, dans tout le sud du Mato Grosso do Sul. Des dizaines de groupes sont littéralement refoulés dans les anciennes réserves démarquées par le Service de Protection des Indiens (SPI) entre 1915 et 1928 pour permettre l’exploitation agricole de la région. 

C’est ce que certains appellent “confinement” car ces zones toutes confondues ne dépassent pas les 18 mille hectares. Ce processus ne s’est pas produit sans réaction de la part des indigènes. Si on consulte les archives, on constate qu’il y avait des groupes qui résistaient à ces déplacements déjà en 1978 et 1979.

Le confinement a donc une relation directe avec cette tragédie des suicides ?

Cette action – il est bon de se souvenir qu’elle eut lieu en pleine dictature – a provoqué un mélange de familles venues d’endroits différents, sans liens historiques entre elles, et la dispute pour les ressources dans des zones extrèmement limitées. 

Ces personnes ont été soumises à des groupes recrutés par la Funai (Fondation Nationale de l’Indien), comme auparavant par le SPI, autour d’un “capitaine”, qui était un indigène habilité par l’État pour, en certains endroits, être une sorte de mini-dictateur. 

Ces “capitaines” recevaient le soutien de la dictature pour réprimer les indigènes qui essayaient de retourner sur leurs terres d’origine, comme ils continuent à le faire jusqu’à aujourd’hui, comme c’est le cas de Pyelito. 

Ce fut dans cette ambiance autoritaire, oppressive et misérable que les suicides se multiplièrent. Ce n’est que très récemment que la Funai a abandonné ce système de “capitaines”.

Les gens ont une grande envie de retourner sur leur terres d’origine qu’ils appellent “tekoha”, littéralement “le lieu où il est possible de vivre à notre manière”. Ils souhaitent quitter les réserves car ils sont conscients d’y vivre mal. 

La vie dans ces réserves est aujourd’hui si précaire que les jeunes font du rap et s’identifient avec les problèmes que des groupes comme Racionais MC’s exposent dans leur musique qui parlent des favelas de São Paulo, de la violence et du racisme. En somme, le Brésil impose aux Kaiowá et aux Guarani un “projet” de société qu’ils n’acceptent pas.

Les campements comme celui de Pyelito, qui a rédigé la fameuse lettre-testament* il y a deux semaines, sont donc constitués par des gens qui veulent fuir cette réalité ?

Exactement. Il existe aujourd’hui plus de 30 campements Kaiowá et Guarani confinés sur les bords des routes ou à l’intérieur des “fazendas”, dans des zones qu’ils ont occupées. À cela s’ajoute plus de 20 zones qui ont été récupérées et régularisées après la forte pression des indigènes qui ont souffert plusieurs morts de leaders communautaires. Mais toutes ces zones sont très petites, certaines ont à peine 500 hectares. 

Le Panambizinho a 1200 hectares et c’est la seule zone qui a été homologuée par le gouvernement Lula et qui n’a pas été annulée par le Suprème Tribunal Fédéral (STF). Alors toutes ces zones ne sont pas suffisantes pour résoudre le problème, elle ne sont qu’une manière de repousser le problème à plus tard. 

Sans compter que beaucoup de ces zones, même ayant été démarquées, ne peuvent pas être occupées en raison d’interminables disputes en justice.

Quelles sont les perspectives de résolution de ce conflit et de mettre un point final à cette tragédie ?

La mobilisation actuelle qui est apparu sur internet est très importante, surtout du fait que la principale arme de ceux qui veulent empècher les démarcations est l’ignorance des personnes sur ce qui se passe au Mato Grosso do Sul. Qui sait, peut être que maintenant le gouvernement fédéral et le STF prendront les mesures nécessaires (il y a des cas qui attendent un jugement depuis des années). 

Ce n’est pas seulement la Funai qui a des responsabiltés dans cette histoire. Certains procès sont déjà au Ministère de la Justice ou au Palacio do Planalto (siège du gouvernement) en attente de décision. D’autres sont au STF ou au Tribunal Régional Fédéral de la 3º Région (TRF 3) à São Paulo.

Le mouvement de récupération des terres, qui organise les grandes assemblées (Aty Guasu) est une réaction à ce confinement que l’État Brésilien a imposé aux Kaiowá Guarani. Ce confinement a été réalisé pour viabiliser l’installation de l’industrie agricole dans la région : canne à sucre, soja, élevage, maïs, produits pour l’exportation en partenariat avec des multinationales comme Bunge, cargill, ADM, Monsanto…

Des poids lourds…

Oui, et pas seulement ceux là. La dispute est inégale car les indigènes luttent en justice depuis des années contre des “fazendeiros” qui emploient des avocats grâce à l’argent qu’ils retirent de ces terres. Ce n’est pas juste, les entreprises qui achètent cette production doivent être responsabilisées, c’est ce qui commence à se produire. Quelques entreprises ont récemment annoncé qu’elles n’achèteraient plus la canne à sucre produite sur des terres disputées, mais ce n’est encore que très limité. 

Il n’y a aucun indice de prise de telles mesures de la part de la Petrobras par exemple. Et la BNDES (Banque Nationale de Développement Économique et Social), bien que pressionnée depuis plusieurs années par les mouvements sociaux et le Ministère Public Fédéral (MPF), n’a pas encore freiné les financements qui affectent ces terres. Il y a de gros intérêts politiques en jeu, l’état du Mato Grosso do Sul est gouverné depuis 2007 par le PMDB, “associé” du gouvernement fédéral .

Où en est cet aspect de la question aujourd’hui ?

Beaucoup des parties prenantes dans ce débat, ne nient plus aujourd’hui la possibilité de payer des indemnités aux “fazendeiros” qui ont réellement acquis ces terres de bonne foi. Nous savons que nombreux sont ceux qui ont été poussés par le gouvernement fédéral ou de l’état à s’installer dans la région. 

Mais c’est un fait qu’ils ont aussi été nombreux à ne pas agir “de bonne foi” lorsqu’ils ont contracté des hommes de main armés pour attaquer les Indiens ou lorsqu’ils ont tenté de faire obstruction au travail de la Funai en justice, dans la scène politique à Brasilia, ou lorsqu’ils ont menacé des anthropologues comme cela s’est produit récemment. 

De vraie bonne foi, actuellement, il faut essayer d’aider à résoudre cette crise humanitaire dont souffrent les Kaiowá et Guarani, et ne pas s’en laver les mains comme le font certains.

Les Kaiowá ont été connus ces dernières années comme des “Indiens suicides”, certains disent que cela “fait partie de leur culture”.

Qu’en pensez-vous ?

Cette idée de “culture” a été systématiquement utilisée contre eux. On dit qu’ils se tuent pour rejoindre la Terre sans Maux. Mais c’est un équivoque, parfois même une perversité car cela laisse à penser que les blancs de l’état du Mato Grosso do Sul – et du reste du Brésil, qui achètent ce qui est produit dans cette région – ne sont pas responsables de ce qui se passe avec les indigènes. 

Si, ils sont responsables. Le destin post mortem de celui qui se pend n’est pas bon, les personnes ne sont pas poussées socialement à mettre fin à leurs jours. Ils sont poussés à lutter pour leurs terres, à être des guerriers.

Il existe un fort sentiment de révolte de la part des jeunes, en raison de la situation dans laquelle ils vivent, et cela se transforme en une violence contre eux-mêmes et leurs familles. 

Mais qui a provoqué la situation à l’origine de cette révolte ? 

Ce ne sont pas les indigènes mais les blancs par le confinement. Ces campements, je le répète, sont une réaction au confinement. Là, ainsi que le dit la lettre de Pyelito, ils vivent collectivement et meurent collectivement, ils recherchent un mode de vie en rupture avec ce qui leur est offert dans les réserves, l’individualismes des villes, le travail dégradant dans les usines de canne à sucre…

D’où les “suicides”…

Il y a des suicides dans les campements ? Oui, quelques uns, car la situation devient parfois desespérée. Mais les Guarani Kaiowá persistent car le seul moyen qu’ils ont de fuir la misère et la faim est de lutter pour la terre.


Sources : article et photos 
 et de Terramagazine