Venezuela:
un antimodèle
à gauche
Par Marc Saint-Upéry,
En tant qu’individu, Jean-Luc Mélenchon – pour qui j’ai voté en avril 2012 parce que je vote pour un espace politique, un programme et des idées en fonction du contexte stratégique, pas pour un leader providentiel – a le droit de nourrir de bonne ou de mauvaise foi les illusions et les convictions approximatives et désinformées qui lui chantent. En tant que dirigeant politique, c’est une autre histoire.
Après quelques années où ce thème avait été heureusement plus ou moins mis en sourdine, voilà qu’il se lance dans une campagne tonitruante de défense et de légitimation du régime d’Hugo Chavez.
La vérité est triste à dire : sur le Venezuela, comme sur un certain nombre de questions latino-américaines, Jean-Luc Mélenchon et les dirigeants du Parti de Gauche qui partagent son enthousiasme pour un régime en pleine décadence – un régime qui, entre autres aberrations, envoie en prison des syndicalistes appartenant à sa propre centrale bolivarienne quand ils osent revendiquer et faire grève [«l’autonomie du mouvement syndical est un poison contre-révolutionnaire hérité de la IVe République (du Venezuela entre 1958 et 1999)», Chavez dixit] – ne savent pas de quoi ils parlent et prennent des vessies pour des lanternes.
La vérité est triste à dire : sur le Venezuela, comme sur un certain nombre de questions latino-américaines, Jean-Luc Mélenchon et les dirigeants du Parti de Gauche qui partagent son enthousiasme pour un régime en pleine décadence – un régime qui, entre autres aberrations, envoie en prison des syndicalistes appartenant à sa propre centrale bolivarienne quand ils osent revendiquer et faire grève [«l’autonomie du mouvement syndical est un poison contre-révolutionnaire hérité de la IVe République (du Venezuela entre 1958 et 1999)», Chavez dixit] – ne savent pas de quoi ils parlent et prennent des vessies pour des lanternes.
Plus grave : en légitimant de leur autorité un amas confus de demi-vérités et de vrais mensonges, ils trompent les militants et les électeurs. Quel que soit leur degré de bonne foi ignorante et de naïveté sincère, ils assument ce faisant une grave responsabilité idéologique face à l’avenir.
Il est temps d’ouvrir un débat sérieux au sein du Front de Gauche et dans la gauche en général sur ces questions, et d’y convier aussi d’autres voix que les béni-oui-oui du paradis bolivarien ou leurs adversaires chéris, les perroquets de l’antichavisme hystérique en pilotage automatique.
Il est temps d’ouvrir un débat sérieux au sein du Front de Gauche et dans la gauche en général sur ces questions, et d’y convier aussi d’autres voix que les béni-oui-oui du paradis bolivarien ou leurs adversaires chéris, les perroquets de l’antichavisme hystérique en pilotage automatique.
Je ne me fais pas d’illusions excessives, car je connais bien la profondeur des réflexes légitimistes et la peur panique de «laver son linge sale en public». Mais j’estime que la campagne pro-Chavez sans nuances de Jean-Luc Mélenchon et autres incarnent des réflexes qu’une gauche décente et cohérente ne peut plus se permettre au XXIe siècle, et j’ose croire que des milliers de militants du Front de Gauche n’accepteront pas que ces vieux tropismes servent à étouffer tout débat.
Présenter aujourd’hui l’expérience chaviste comme une inspiration pour la gauche européenne est tout simplement une escroquerie intellectuelle. Si l’on prétend débattre du Venezuela, mieux vaut ne pas substituer à une analyse sérieuse des demi-vérités propagandistes glanées lors de visites guidées dans les villages Potemkine du cirque bolivarien.
Observateur et militant sur le terrain des processus politiques et sociaux sud-américains depuis quinze ans, je suis aussi électeur du Front de gauche. C’est à ce double titre que je souhaite apporter mon point de vue.
Bénéficiaire de la plus abondante manne pétrolière de son histoire, le Venezuela a engagé à partir de fin de l’année 2003 une politique de réduction de la pauvreté méritoire mais très problématique dans ses méthodes comme dans sa substance.
Elle se heurte depuis cinq ans à des limites intrinsèques tandis que persistent ou s’aggravent des problèmes aigus d’insécurité, d’inflation, de logement et de sous-emploi. Quant à la marche vers le «socialisme», signalons simplement que la part du secteur privé dans la formation du PIB vénézuélien a en fait augmenté sous les mandats d’Hugo Chavez.
Parallèlement à la décadence avérée des «missions» bolivariennes – brièvement revitalisées à coups de pétrodollars avant chaque élection –, ce qui fait défaut, c’est une véritable politique sociale articulée à une réforme cohérente de l’appareil d’Etat. Le social, au Venezuela, ce sont des opérations de commando extra-institutionnelles, sans horizon soutenable défini, parfois militarisées, ou bien directement gérées par un Etat étranger en échange de cadeaux pétroliers.
Nul besoin de prêter l’oreille à la propagande de la droite locale pour comprendre comment cette politique velléitaire s’inscrit dans la logique perverse du pétro-Etat vénézuélien. Dans un document datant de 2011, le Parti communiste vénézuélien, allié discrètement réticent d’Hugo Chavez, signale que non seulement «le modèle de capitalisme dépendant rentier et improductif dominant dans notre pays se perpétue, mais qu’il se renforce».
On ne constate «aucun progrès en matière de diversification de l’économie» mais au contraire un grave approfondissement de sa dépendance – technologique et alimentaire en particulier – et le triomphe d’une bourgeoisie importatrice parasitaire.
Les communistes vénézuéliens soulignent en outre que les initiatives économiques de type coopérative ou «entreprise de production sociale» promues marginalement par le régime ont «très peu de succès» – un euphémisme poli vu les désastres observables sur le terrain.
Dénonçant les dégâts de l’hyperprésidentialisme et l’absence totale «d’instances de direction collective», ils décrivent l’Etat bolivarien comme «hautement inefficace», constatent une «intensification de la corruption» et déplorent, à côté d’avancées sociales partielles et fragiles, une véritable «régression en matière de planification, de coordination et de prestation d’une série de services publics fondamentaux». Conclusion: «On ne peut plus occulter le fossé entre le discours «socialiste» de certains acteurs gouvernementaux et la pratique concrète du gouvernement, et la tension qui en résulte atteint un point critique.»
C’est le même diagnostic qu’émettent les nombreuses organisations politiques et sociales de gauche et les dizaines de milliers de militants progressistes honnêtes qui, ces dernières années, ont pris leurs distances à l’égard du processus bolivarien. Aussitôt traités de «traîtres» et d’«agents de l’Empire» par les sbires du régime, ils ont pourtant cent fois raison de dénoncer ses contradictions criantes et la culture politique ultra-autoritaire constamment réaffirmée par la voix de son maître: «J’exige la loyauté absolue envers mon leadership. Je ne suis pas un individu, je suis un peuple… Unité, discussion libre et ouverte, mais loyauté… Tout le reste est trahison.» (Hugo Chavez, janvier 2010.)
Résumons. Sur le plan social, aux efforts redistributifs des années 2004-2006 – passablement erratiques mais ayant eu le mérite de mettre la question sociale au centre du débat politique – a succédé une phase de stagnation liée aux gravissimes dysfonctions d’un Etat rentier colonisé par la boliburguesía (la «bourgeoisie bolivarienne»).
Sur le plan économique, on constate l’approfondissement vertigineux d’un modèle parasitaire, dépendant et corrompu que Chavez n’a pas inventé, mais dont il a porté à l’extrême tous les traits les plus néfastes. Sur le plan international, il y a longtemps que tout le monde sait en Amérique latine que, du fait de ses incohérences et de son histrionisme stérile, Chavez a perdu la bataille du leadership régional.
Présenter aujourd’hui l’expérience chaviste comme une inspiration pour la gauche européenne est tout simplement une escroquerie intellectuelle. Si l’on prétend débattre du Venezuela, mieux vaut ne pas substituer à une analyse sérieuse des demi-vérités propagandistes glanées lors de visites guidées dans les villages Potemkine du cirque bolivarien.
Observateur et militant sur le terrain des processus politiques et sociaux sud-américains depuis quinze ans, je suis aussi électeur du Front de gauche. C’est à ce double titre que je souhaite apporter mon point de vue.
Bénéficiaire de la plus abondante manne pétrolière de son histoire, le Venezuela a engagé à partir de fin de l’année 2003 une politique de réduction de la pauvreté méritoire mais très problématique dans ses méthodes comme dans sa substance.
Elle se heurte depuis cinq ans à des limites intrinsèques tandis que persistent ou s’aggravent des problèmes aigus d’insécurité, d’inflation, de logement et de sous-emploi. Quant à la marche vers le «socialisme», signalons simplement que la part du secteur privé dans la formation du PIB vénézuélien a en fait augmenté sous les mandats d’Hugo Chavez.
Parallèlement à la décadence avérée des «missions» bolivariennes – brièvement revitalisées à coups de pétrodollars avant chaque élection –, ce qui fait défaut, c’est une véritable politique sociale articulée à une réforme cohérente de l’appareil d’Etat. Le social, au Venezuela, ce sont des opérations de commando extra-institutionnelles, sans horizon soutenable défini, parfois militarisées, ou bien directement gérées par un Etat étranger en échange de cadeaux pétroliers.
Nul besoin de prêter l’oreille à la propagande de la droite locale pour comprendre comment cette politique velléitaire s’inscrit dans la logique perverse du pétro-Etat vénézuélien. Dans un document datant de 2011, le Parti communiste vénézuélien, allié discrètement réticent d’Hugo Chavez, signale que non seulement «le modèle de capitalisme dépendant rentier et improductif dominant dans notre pays se perpétue, mais qu’il se renforce».
On ne constate «aucun progrès en matière de diversification de l’économie» mais au contraire un grave approfondissement de sa dépendance – technologique et alimentaire en particulier – et le triomphe d’une bourgeoisie importatrice parasitaire.
Les communistes vénézuéliens soulignent en outre que les initiatives économiques de type coopérative ou «entreprise de production sociale» promues marginalement par le régime ont «très peu de succès» – un euphémisme poli vu les désastres observables sur le terrain.
Dénonçant les dégâts de l’hyperprésidentialisme et l’absence totale «d’instances de direction collective», ils décrivent l’Etat bolivarien comme «hautement inefficace», constatent une «intensification de la corruption» et déplorent, à côté d’avancées sociales partielles et fragiles, une véritable «régression en matière de planification, de coordination et de prestation d’une série de services publics fondamentaux». Conclusion: «On ne peut plus occulter le fossé entre le discours «socialiste» de certains acteurs gouvernementaux et la pratique concrète du gouvernement, et la tension qui en résulte atteint un point critique.»
C’est le même diagnostic qu’émettent les nombreuses organisations politiques et sociales de gauche et les dizaines de milliers de militants progressistes honnêtes qui, ces dernières années, ont pris leurs distances à l’égard du processus bolivarien. Aussitôt traités de «traîtres» et d’«agents de l’Empire» par les sbires du régime, ils ont pourtant cent fois raison de dénoncer ses contradictions criantes et la culture politique ultra-autoritaire constamment réaffirmée par la voix de son maître: «J’exige la loyauté absolue envers mon leadership. Je ne suis pas un individu, je suis un peuple… Unité, discussion libre et ouverte, mais loyauté… Tout le reste est trahison.» (Hugo Chavez, janvier 2010.)
Résumons. Sur le plan social, aux efforts redistributifs des années 2004-2006 – passablement erratiques mais ayant eu le mérite de mettre la question sociale au centre du débat politique – a succédé une phase de stagnation liée aux gravissimes dysfonctions d’un Etat rentier colonisé par la boliburguesía (la «bourgeoisie bolivarienne»).
Sur le plan économique, on constate l’approfondissement vertigineux d’un modèle parasitaire, dépendant et corrompu que Chavez n’a pas inventé, mais dont il a porté à l’extrême tous les traits les plus néfastes. Sur le plan international, il y a longtemps que tout le monde sait en Amérique latine que, du fait de ses incohérences et de son histrionisme stérile, Chavez a perdu la bataille du leadership régional.
Le discours «anti-impérialiste» du régime, dont les relations pétrocommerciales avec les Etats-Unis sont excellentes, se résume à un soutien indéfectible et tonitruant à Mouammar Kadhafi, Bachar Al-Assad, Mahmoud Ahmadinejad ou Alexandre Loukachenko. Qui plus est, Chavez est pathétiquement dépendant des multinationales brésiliennes et mange dans la main de son «meilleur ami», le président colombien Juan Manuel Santos, allié crucial de Washington.
Au niveau des pratiques institutionnelles, le gouvernement de Chavez n’est certes pas une dictature, mais, pour prendre une comparaison européenne, sur un gradient d’autoritarisme manipulateur qui irait de Silvio Berlusconi à Vladimir Poutine, il est très proche dans ses méthodes et son esprit d’un régime comme celui de Viktor Orban en Hongrie.
Justice aux ordres, criminalisation des mouvements sociaux et du syndicalisme de lutte (les «affaires Tarnac» de Chavez se comptent par dizaines), incarcérations arbitraires, interdictions professionnelles, confusion systématique du parti et de l’Etat, mépris des mécanismes et des garanties définis par la Constitution bolivarienne, tolérance complice de la corruption dans les rangs du pouvoir et protection éhontée des nouveaux riches au service du régime, la liste des abus et des violations est copieuse.
Enfin, en termes d’éthique militante, Chavez et son parti croupion incarnent un modèle hyper-caudilliste caractérisé par ses tendances mafieuses et son charlatanisme idéologique.
Malgré une érosion électorale constante depuis 2007, Chavez conserve suffisamment de capital charismatique pour gagner les élections, et les Vénézuéliens ont le droit de choisir leurs dirigeants sans ingérences extérieures ni campagnes de diabolisation. Mais sur le fond, le «modèle» bolivarien est exactement le contraire de ce à quoi devrait aspirer une gauche digne de ce nom.
Au niveau des pratiques institutionnelles, le gouvernement de Chavez n’est certes pas une dictature, mais, pour prendre une comparaison européenne, sur un gradient d’autoritarisme manipulateur qui irait de Silvio Berlusconi à Vladimir Poutine, il est très proche dans ses méthodes et son esprit d’un régime comme celui de Viktor Orban en Hongrie.
Justice aux ordres, criminalisation des mouvements sociaux et du syndicalisme de lutte (les «affaires Tarnac» de Chavez se comptent par dizaines), incarcérations arbitraires, interdictions professionnelles, confusion systématique du parti et de l’Etat, mépris des mécanismes et des garanties définis par la Constitution bolivarienne, tolérance complice de la corruption dans les rangs du pouvoir et protection éhontée des nouveaux riches au service du régime, la liste des abus et des violations est copieuse.
Enfin, en termes d’éthique militante, Chavez et son parti croupion incarnent un modèle hyper-caudilliste caractérisé par ses tendances mafieuses et son charlatanisme idéologique.
Malgré une érosion électorale constante depuis 2007, Chavez conserve suffisamment de capital charismatique pour gagner les élections, et les Vénézuéliens ont le droit de choisir leurs dirigeants sans ingérences extérieures ni campagnes de diabolisation. Mais sur le fond, le «modèle» bolivarien est exactement le contraire de ce à quoi devrait aspirer une gauche digne de ce nom.
Marc Saint-Upéry est essayiste et traducteur. Il est l’auteur du Rêve de Bolivar: le défi des gauches sud-américaines.
Source : A l'encontre
avec un dossier sur les élections présidentielles au Venezuela