Une jeunesse cubaine
"Cuba, année zéro"
Par Daniel Pinós
Cuba, année zéro. C’’est sur ce thème que le jeune
photographe cubain Alejandro González a présenté, lors de la Biennale de
La Havane en mai et juin 2012, une série de portraits d’adolescents
cubains vivant en milieu rural ou urbain. Cette série a été nommée Cuba, año cero, en écho au periodo especial [1], la période de crise économique et sociale durant laquelle ces jeunes ont grandi. Au départ, Alejandro González pensait centrer son travail sur
les « tribus urbaines », finalement il décida d’étendre sa recherche au
milieu rural. Entre campagne et métropole, il nous fait découvrir
différents éclats de vies, voici comment il exprime son intérêt pour le
sujet:
« Au
milieu de ce millénaire, l’identité des tribus de jeunes urbains s’est
homogénéisée, à tel point que l’identité d’un adolescent d’aujourd’hui à
La Havane conserve une étrange ressemblance avec un adolescent à
Shanghai.
L’adolescence est une étape de recherche, de découverte et
d’engagement, une période de formation idéologique. Dans ce processus,
les conflits des jeunes sont les mêmes, en dépit des différences
régionales.
Il y a une vingtaine d’années, j’avais presque le même âge
que ces jeunes qui apparaissent sur les photos. Mes doutes, mes
satisfactions et mes désirs étaient les mêmes. La seule chose qui nous
sépare est la situation politique et géographique de mon époque : le
camp socialiste disparaissait et Cuba restait seule.
Ces jeunes n’ont pas vécu les bienfaits économiques produits par les
échanges avec le camp socialiste. Ils sont tous nés dans la période spéciale,
un moment de crise économique, mais aussi morale. Cette transmutation
sociale a rompu et a perturbé le discours politique qui s’affronte à la
réalité chaotique.
Cuba, año cero est un registre sociologique des multiples tribus urbaines formées par des adolescents très divers : les frikis, les emos, les reparteros, les mikis[2]… »
À La Havane, une autre ville naît durant les nuits les fins de
semaine. Sur 700 mètres, dans la rue G, une des principales avenues de
la ville, se trouve le point de rendez-vous emblématique de ces réseaux
informels. Selon le sociologue français Michel Maffesoli :
« Il s’agit de groupes de jeunes qui ont entre 12 et 20 ans qui
envahissent les villes, ils réinventent les relations humaines et
érigent leurs propres normes ».
Ces tribus se regroupent en fonction de leur consommation culturelle,
elles ont leurs sanctuaires et leurs traditions. Il s’agit d’un
phénomène social qui a surgi en 2008, les jeunes se réunissent en
fonction de leurs préférences esthétiques et musicales.
Les rockers
d’aujourd’hui sont les héritiers des frikis des années 60-70, à
Cuba le rock a toujours été un moyen de résister à la politique mené
par le gouvernement cubain et les rockers ont toujours été considérés
par le pouvoir comme des « déviants idéologiques » et des
« contre-révolutionnaires ».
À La Havane, on peut voir des centaines de jeunes danser et sauter sur la musique du duo pop-rock Buena Fe [3],
en utilisant l’image de Che Guevara sur leurs sacs et leurs t-shirts,
quand il ne sont pas tatoués et porte le portrait du saint
révolutionnaire sur leur peau. Mais c’est uniquement un usage à la mode,
au-delà du catharsis rituel existant durant ces soirées, au-delà d’une
sexualité débridée et de l’utilisation des icônes du pouvoir, il reste
la peur, le rejet de tout discours, l’ignorance, l’illusion et l’urgence
d’échapper à la réalité.
Bien
qu’il existe des exceptions notables, nous avons des preuves de
l’existence de cette peur, de cette ignorance et de cette incapacité à
relever tous les défis de la jeunesse, en particulier chez les moins de
30 ans.
Quand on analyse la composition sociologique des forces qui
agissent pour un changement à Cuba, nous constatons l’absence des plus
jeunes, ceux qui sont nés après le début de la période spéciale. La
difficulté est, pour les forces qui luttent aujourd’hui pour un
véritable changement, d’incorporer dans leurs rangs les moins de 30 ans,
dans une tâche difficile : construire une société plus participative,
plus tolérante et plus solidaire.
La plupart de ces jeunes fredonnent les chansons de Silvio Rodríguez
ou de Buena Fe, il s’idiotise au rythme du reggaeton, souvent par
intérêt ils intègrent les rangs de l’Union des jeunes communistes, tout
en affirmant qu’ils veulent émigrer loin de l’île.
Le pays vieillit à un
rythme accéléré en raison d’une combinaison de facteurs, étant donné
que le principal groupe de migrants est formé des plus jeunes – entre 19
et 40 ans – et les jeunes femmes pour la plupart choisissent de
retarder le plus tard possible le fait d’avoir des enfants par crainte
de subir des conditions économiques et sociales difficiles, et avec
l’espoir d’enfanter hors de l’île après un départ définitif.
L’un des plus grands traumatismes pour les garçons est le service
militaire obligatoire, il peut durer de un à trois ans. C’est la période
pendant laquelle l’État utilise à plein temps le maximum de leurs
énergies dans des jeux guerriers, dans l’attente d’une invasion qui ne
vient jamais. Un temps précieux durant lequel ces jeunes pourraient être
utile à la société, en se formant afin d’acquérir les connaissances
indispensables dont Cuba a besoin pour se reconstruire.
L’éducation ne fait qu’empirer, au point que le gouvernement a mis en
place des examens d’entrée à l’université, parce que les certificats
d’obtention du diplôme pré-universitaire sont devenus de simples
certificats qui ne garantissent pas les connaissances des titulaires. En
plein XXIe siècle, des enseignants mal préparés et un enseignement
politisé, mais médiocre, ne permettent pas à ces jeunes diplômés de
parvenir à la fin de leur parcours universitaire. Ils cherchent un
premier emploi sans jamais avoir accédé à Internet, sans que rien ne les
encourage à étudier avec le but de bâtir un avenir meilleur.
Pour les jeunes, et pour la population en général, il y a chaque jour
moins de chances de trouver un bon emploi, correctement rémunéré, où de
mettre en application les connaissances acquises. Les investissements
et les priorités sont définis par les intérêts de l’ancienne élite au
pouvoir, principalement préoccupée par le fait de rester aux commandes
du pays, et non par le fait de moderniser la société et encourager
l’apport des jeunes en leur donnant des responsabilités et la liberté de
choisir leur futur.
On peut voir à La Havane qu’un serveur dans un paladar [4] ou un conducteur d’almendrón [5]
– ayant accroché dans un cadre au mur de leur maison un diplôme
d’ingénieur ou de mathématicien – peuvent gagner en un jour de travail
plus qu’un médecin, un ingénieur ou un professeur d’université en un
mois.
La misère est de plus en plus importante pour les vieux et les
plus jeunes, sous la pression dû à la fin des subventions publiques,
sans que surgissent de véritables alternatives politiques qui permettent
un changement de cette situation.
Au contraire, la libéralisation
économique et la libre entreprise dans le cadre d’un État autoritaire,
ne peuvent apporter qu’un changement des mentalités, un abandon des
valeurs de la révolution cubaine et interdire toute aspiration à un
socialisme libertaire.
Le panorama que perçoivent les jeunes, sur l’île du caïman vert, est
sombre. La société cubaine d’aujourd’hui est vieille, usée et sans
espoirs – comme les vieillards qui la dirigent : fermée, sans liberté
pour accéder à l’information nécessaire, sans potentiel d’échange
interne et vers l’extérieur.
Dans l’imaginaire de l’écrasante majorité des jeunes cubains,
l’avenir est de l’autre côté de la mer, au large de l’île prison qu’est
devenu Cuba.
Les photos d’Alejandro González sont un témoignage vivant sur la
jeunesse cubaine, sur ceux qui n’ont jamais entretenu d’illusions sur le
socialisme réel, les laissés pour compte du capitalisme d’État.
C’est
ainsi qu’il concluait un entretien donné durant la Biennale de La
Havane :
« Ce reportage est un dialogue sur le passé, le présent et l’avenir
de Cuba à travers cette génération, pour affirmer son état de
rébellion, ses plaisirs, ses angoisses, son ingéniosité, ses doutes,
ses frustrations, ses espoirs, ses joies… »
Notes :
[1] À la fin
des années 1980, Cuba réalisait près de 80 % de son commerce extérieur
avec le bloc de l’Est. Lorsque survint la chute de l’Union des
républiques socialistes soviétiques, l’île a dû faire face à une chute
brutale des exportations et importations. Le PIB a diminué de 35 %, et
l’approvisionnement en électricité devint très insuffisant : ce fut le
début de la période spéciale en temps de paix. Pour faire face à
tous ces problèmes et à l’embargo, les dirigeants cubains furent
contraints de mettre en place un grand nombre de réformes.
[2] Les frikis sont apparentés au hippies, les emos sont des inconditionnels du rock émotionnel, les mikis écoutent de l’électro-acoustiques et du disco, et les reparteros sont fan de reggaeton, de hip hop, de rap ou de timba cubaine.
[3] Buena Fe veut dire Bonne foi en français. Ce duo est originaire de la partie orientale de l’île s’inscrit dans la tradition de la Nueva Trova,
des troubadours modernes Pablo Milanès, Frank Delgado, Eliades Ochoa et
Silvio Rodriguez. Leurs textes remettent en question l’évolution de la
société cubaine. Ils utilisent les métaphores et l’ironie pour exprimer
leurs sentiments afin de permettre aux jeunes de prendre conscience des
problèmes de la vie quotidienne.
[4] Un paladar est
un restaurant privé, parfois familial, qui peut employer des salariés.
Le mot signifie aussi « palais », au sens gustatif du terme.
[5] Un almendrón est
un taxi collectif. Le mot signifie « une grosse amande », on l’appelle
ainsi en raison de la forme arrondie du véhicule. Très souvent il s’agit
de vieilles voitures américaines.
Source : Photos et article Polémica Cubana
et publié par le Monde libertaire le 27/09/2012