Par Philippe Tremblay
Le
procès, qui a lieu au siège de la Cour suprême du Guatemala, a fait
pratiquement salle comble. On estime que plus de 400 personnes – dont de
nombreux parents des victimes des massacres commis dans la région qu’occupe le
peuple maya ixil (qui regroupe trois municipalités du département du Quiché),
mais également d’anciens membres de l’armée et des Patrouilles d’autodéfense
civile (forces paramilitaires) – ont tenus à assister au début du premier procès
de cette nature jamais tenu dans les Amériques à l’encontre d’un ancien chef d’État.
Les
médias, pour la plupart nationaux, sont très présents. On prend des photos sans
arrêt, on enregistre ce qui se passe. L’atmosphère est fébrile lorsque la juge
Barrios déclare la séance ouverte.
La
matinée sera finalement ponctuée de passes d’armes procédurales opposant les
avocats de la défense et le Tribunal. On s’attend que la défense, qui n’a eu de
cesse pendant la phase préliminaire de multiplier les manœuvres dilatoires pour
faire dérailler le procès, poursuive dans cette voie. Dans un premier temps, il
s'agissait de trancher une demande d’injonction provisoire (recurso de amparo
provisional) – présentée le 15 février 2013 et signifiée à la partie civile le
11 mars – pour contester la décision du Tribunal Primero B de Mayor Riesgo de
rejeter quatre expertises qu’ils souhaitaient présenter à titre d’éléments de
preuve à décharge qui n’auraient pas été déposés conformément à la procédure pénale).
Ce recours, accueilli dans un premier temps par une Chambre pénale
extraordinaire de la Cour d’appel (Sala de la Corte de Apelaciones del Ramo
Penal de Mayor Riesgo y Extinción de Dominio) a été porté en appel devant la
Cour constitutionnelle.
Le
Tribunal, dans le but de désamorcer une controverse susceptible de vicier le
procès, a dès l’ouverture de la séance annoncé qu’elle entendait concéder à la
défense le droit de faire entendre ces quatre témoins experts. La défense, dans une attitude symptomatique de leur
comportement depuis le début des procédures, s’est insurgée contre cette décision
– qui leur est pourtant favorable – en remettant en question sa conformité avec
la procédure pénale en vigueur, et en demandant au tribunal de surseoir à la
poursuite de la séance jusqu’à ce qu’un juge habilité à le faire se prononce
sur le sort de la demande d’injonction.
Comme
il le fera à de nombreuses reprises au cours de la journée, le tribunal a délibéré
sur place, sans même se retirer dans une pièce attenante à la salle d’audience…et
comme il le fera à de nombreuses reprises au cours de la journée, il rejeta le
recours interlocutoire, en affirmant qu’en acceptant finalement d’entendre les
témoins experts qui avaient été préalablement mis de côté, le tribunal n’acceptait
pas un élément de preuve de manière officieuse mais avait la faculté de
trancher cette question comme il l’avait fait.
La
défense s’est ensuite embourbée dans un débat stérile sur l’intangibilité de la
procédure et l’impossibilité pour le tribunal de modifier les règles du jeu
suivant son bon vouloir, comme elle estimait que ce dernier l’avait fait. Elle
choisit d’en appeler sur-le-champ de la décision du Tribunal de rejeter sa
demande d’injonction par le biais d’un recurso de reposición, une tentative qui
se heurte à l’apparente détermination du tribunal d’aller de l’avant et de débuter
le procès.
L’avocat
de M. Rios Montt, que ce dernier avait mandaté le matin même après avoir
remercié ceux qui l’avaient représenté jusqu’alors, a ensuite demandé sans succès
au tribunal de lui accorder les cinq jours auxquels il estime avoir droit pour
se familiariser avec le dossier et être ainsi en mesure de défendre son client
adéquatement. Pour expliquer ce
changement inattendu, Me Francisco Garcia a indiqué que les avocats sortants
avaient « d’autres engagements » qui les empêchaient de poursuivre leur travail
auprès de M. Rios Montt.
Au
terme de cette série de tentatives avortées de faire suspendre le procès, la juge
Barrios a invité les parties à présenter leurs allocutions d’ouverture. Tant le
Ministère public, en charge de la poursuite, que les représentants des victimes
ont insisté sur le caractère révoltant et humiliant des actes qui ont été posés
à l’endroit des communautés mayas ixil visées par la politique de terre brûlée
(tierra arrasada) promue par Rios Montt dans le but affiché de briser les reins
de la guérilla. Dans sa présentation, le directeur du Bufete de Derechos
Humanos, Me Edgar Pérez, particulièrement inspiré, a déploré l’attitude
obstructionniste de la défense et a évoqué les implications dévastatrices de la
mise en œuvre des plans stratégiques « Victoria 82 » et « Sofia », empreints du
racisme séculaire de l’élite politique et économique guatémaltèque à l’endroit
de la majorité autochtone, qui se sont traduits par des actions visant à
annihiler le peuple maya ixil, jugé coupable par association de trahison à la
patrie.
Me
Edgar Pérez, au nom de l’Association Justice et Réconciliation, a invoqué le
droit des victimes d’être traitées sur un pied d’égalité et avec dignité, et a
insisté sur l’importance qu’un tribunal décide objectivement si un génocide a
eu lieu pour contrer les allégations de conspiration formulées par la défense
et leurs sympathisants. Les victimes
veulent que la vérité soit reconnue, elles n’ont pas oublié ce qui s’est passé,
contrairement à leurs détracteurs qui soutiennent, y compris dans les médias,
que ceux qui ont souhaité la tenue de ce procès sont à la solde du terrorisme.
Ces amalgames dangereux ont d’ailleurs été dénoncés à l’occasion d’une audience
tenue devant la Commission interaméricaine des droits humains le 15 mars
dernier et portant précisément sur la sécurité des opérateurs de la justice au
Guatemala, et notamment de ceux qui sont impliqués dans des procès aussi
sensibles que celui qui nous occupe.
Le
représentant de CALDH a invoqué que les preuves qui seront présentées démontreront
l’intention de détruire totalement ou partiellement le groupe maya ixil et non à
la guérilla, notamment par des éléments de preuve démontrant des formes d’expression
extrêmes de racisme. Il a rajouté qu’il serait démontré qu’un génocide a été
commis de manière individuelle et collective, incluant des lésions qui affecte
l’intégrité physique et mentale des membres du peuple maya ixil, la violation
sexuelle systématique de ses femmes, et des conditions de vie qui contribuant à
la destruction de leur groupe, etc.
Estimant
sans doute que les déclarations à l’emporte-pièce et les effets de toge étaient
plus susceptibles de marquer l’imaginaire du tribunal et du public qu’une
argumentation juridique fondée sur les faits en cause et le droit, la défense s’est
lancée dans un procès d’intention à l’endroit des ennemis de la patrie d’aujourd’hui.
L’avocat de M. Rodríguez Sánchez a insinué qu’on a depuis une dizaine d’années
tenté de faire croire au peuple guatémaltèque, malheureusement trop facilement
influençable, qu’un génocide avait eu lieu au Guatemala, une imposture fabriquée
de toutes pièces par les secteurs de la population qui ne veulent pas la paix
et souhaitent poursuivre le conflit sur le plan idéologique. Il a soutenu par
ailleurs qu’on ne pouvait pas inférer des plans « Victoria 82 » et « Sofia »
une invitation à commettre des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité,
et a prédit qu’aucun des experts appelés à témoigner ne permettra de démontrer
la responsabilité pénale de M. Rodríguez Sánchez, qui n’était au moment des
faits que lieutenant-colonel et n’avait pas le pouvoir de donner des ordres du
genre de ceux qui permettraient de conclure qu’il a provoqué la commission d’un
génocide.
L’avocat
de Rios Montt a abondé dans le même sens, mais en a remis une couche en
poussant plus loin encore les élucubrations de son collègue. Il a accusé explicitement les organisations
internationales de chercher à tromper le peuple guatémaltèque et à attenter à
la réputation du pays. Il déplore que le Ministère public et les représentants
des victimes soient demeurés silencieux à l’égard de la responsabilité de la guérilla,
dont les combattants fréquenteraient désormais les hôtels 5 étoiles et les
couloirs du Ministère public. Son plaidoyer était senti, mais dénué de substance.
Après
avoir présenté, à nouveau sans succès, un nouveau recours interlocutoire basé
sur l’inexistence à ses yeux en droit guatémaltèque du concept d’ «auteur
indirect » (autoria mediata») pour permettre la condamnation d’un individu pour
génocide, Me Garcia a abattu sa dernière carte en déposant un dernier recours
interlocutoire, cette fois pour demander à la juge Barrios de se récuser, en
invoquant au soutien de sa requête une « inimitié personnelle grave » entre
cette dernière et sa personne, qui aurait été constatée au cours de procédures
menées les années précédentes.
Au
terme d’une séance de délibération, que la juge Barrios a intimé à des agents
de sécurité de cesser d’écouter sous peine d’expulsion, le Tribunal a non
seulement décliné la demande de récusation mais a exigé de Me Garcia qu’il se
dessaisisse du dossier et qu’il quitte la salle d’audience, jugeant son
attitude empreinte de mauvaise foi et uniquement motivée par le souhait de
paralyser le procès. La juge Barrios
a indiqué qu’il appartient à l’accusé Rios Montt de demander à ses anciens
procureurs de revenir à ses côtés, ou alors de se doter de nouveaux avocats.
Plutôt que de suspendre la séance jusqu’à ce que Rios Montt puisse
effectivement compter sur les services d’un avocat de son choix, le Tribunal a
exigé des avocats de M. Rodríguez Sánchez, Me César Calderón et Me Moisés
Galindo, qu’ils agissent également en représentation du coaccusé de ce dernier.
Cette décision, pour le moins inusitée, a soulevé la colère de Me Garcia et des
avocats de M. Rodríguez Sánchez, qui ont affirmé qu’il s’agissait là d’un précédent
dangereux, d’un abus d’autorité illégal et immoral, et en accusant à mots à
peine voilés la juge Barrios de se moquer de la loi et de la Constitution, et
en prenant à témoin la presse et la communauté internationale. La juge Barrios
est demeurée insensible à ces hauts cris, a forcé Me Garcia à quitter la salle,
et s’est lancée dans la lecture de l’acte d’accusation.
Une
fois cette lecture terminée, le tribunal a invité les accusés à se présenter
formellement, et leur a donné l’opportunité de faire une déclaration d’ouverture,
invitation que ces derniers ont décliné, en se réservant toutefois le droit d’intervenir
plus tard.
Source :
Avocats Sans Frontières (Canada)