la désintégration économique du MERCOSUR
Entretien avec Samuel Pinheiro Guimarães
Par Beto Almeida
et Pedro Rafael Ferreira - Traduction de Roger GUILLOUX
Pour le diplomate Samuel Pinheiro Guimarães, le potentiel du
bloc sud-américain entre en collision avec les intérêts de contrôle commercial
et industriel des USA et de l’Union Européenne sur la région.Fermeté et
persuasion. C’est avec ces mots que le diplomate Samuel Pinheiro Guimarães à
l’habitude de s’exprimer sur les thèmes qu’il connaît bien. Secrétaire général
du Ministère des Relations Extérieures du gouvernement Lula pendant sept ans
(2003-2009).
Il fut l’une des voix les plus éloquentes du processus qui
aida à enterrer l’Alliance pour le Libre Commerce des Amériques (Alca) [2],
initiative qui visait à mettre fin aux frontières commerciales du continent et
de cette manière à favoriser avant tout l’industrie nord-américaine.Lors de cet
entretien accordé à Brasil de Fato, il attaque de nouveau le modus vivendi des
pays riches dans leur relation avec l’Amérique du Sud. ʺLes USA et les pays développés ont eu comme objectif
principal en politique économique et en diplomatie, l’élimination de toutes les
barrières au commerce et aux flux des capitaux. Et en même temps, ils ont
plaidé pour l’adoption d’une série de normes qui excluent tout contrôle sur les
capitaux étrangers."
Possédant une solide formation académique en droit et en
sociologie, fonctionnaire de l’Itamaraty [3] depuis près de 50 ans, Guimarães
était, jusqu’en juin 2012, Haut-Commissaire du Mercosul, exerçant ainsi la
fonction d’articulateur des politiques entre les pays membres du bloc.
Professeur d’économie internationale à l’Université Fédérale de Rio de Janeiro
(UFRJ), il analyse en connaisseur les défis sud-américains actuels et tout
particulièrement les changements politiques suite à l’entrée du Venezuela dans
le groupe. ʺCette entrée va
protéger ce pays des tentatives de coup d’Etatʺ
fait-il remarquer. Concernant le Brésil, il détecte un dangereux processus de
désindustrialisation de l’économie et un risque d’hégémonie du capital
international dans le contrôle des flux de capitaux.
Brasil de Fato – L’un des faits politiques les plus
marquants de l’année 2012 pour l’Amérique du Sud a été l’entrée du Venezuela
dans le Mercosul (Ou MERCOSUR en espagnol) [4]. Quelle importance cela va avoir pour la géopolitique
régionale ?
Samuel Pinheiro Guimarães – L’entrée du Venezuela dans le Mercosul fut un événement d’une grande
importance, tant du point de vue politique qu’économique. Du point de vue
économique ; le Venezuela est, à l’heure actuelle, le pays ayant les plus
grandes réserves de pétrole du monde. Et les prix des combustibles se
maintiendront à un niveau élevé au cours des prochaines années. A cela s’ajoute
le fait que le Venezuela est engagé, depuis que le président Chaves est au
pouvoir, dans un processus de développement du pays, de construction d’une
économie nationale. Auparavant, il n’y avait qu’une économie entièrement liée
au pétrole, exportant le pétrole et important tout le reste. Chavez s’est
montré très déterminé.
Pour les autres pays du Mercosul, tout cela est extrêmement
important car le Venezuela est disposé à offrir un traitement de préférence aux
pays du bloc, au marché intérieur de cette région. L’entrée de ce pays crée une
opportunité de taille pour les pays exportateurs de matière première (Uruguay
et Paraguay) et, en même temps, elle ouvre le marché vénézuélien aux produits
manufacturés en provenance du Brésil et de l’Argentine. Le Venezuela peut
apporter une contribution significative à la réduction des asymétries à
l’intérieur du bloc du Mercosul.
D’un point de vue politique, cette admission est importante
car, comme chacun le sait, il existe une volonté manifeste de la part des
Etats-Unis et des pays dans l’orbite nord-américaine de voir arriver un
changement de régime au Venezuela. Il s’agit d’un effort persistent, au niveau
international, visant à donner du président Chávez une image de dictateur, de
personne non fiable, déséquilibrée, etc. Ceci n’est pas l’opinion du peuple
vénézuélien. Mais ces pays ont réussi à faire passer cette image dans les
médias au niveau international, en Amérique Latine et dans le reste du monde,
de sorte que beaucoup de gens sont persuadés qu’il existe vraiment une
dictature au Venezuela, qu’il n’y a pas de liberté d’opinion, etc. L’entrée du
Venezuela dans le Mercosul le met à l’abri d’éventuels coups d’Etat.
Brasil de Fato – Ambassadeur, vous avez affirmé que les
pays capitalistes riches, les Etats-Unis à leur tête, poursuivent avec
constance un objectif, celui de désintégrer le Mercosul. Quelle est la
signification stratégique d’un tel effort et que peut-il être fait de plus
grave pouvant porter atteinte à la consolidation du Mercosul ?
Samuel Pinheiro Guimarães – Les Etats Unis et les pays hautement développés ont eu comme objectif
général de politique économique et de diplomatie, l’élimination de toutes les
barrières au commerce et aux mouvements des capitaux. Dans le même temps, ils
ont défendu l’adoption d’une série de normes qui empêchent tout contrôle des
capitaux étrangers. Et alors, par exemple, les accords négociés dans le cadre
du Cycle d’Uruguay [Accord commercial international, initié en 1986 qui a créé
l’OMC et décidé la réduction des subsides à l’agriculture] prévoient que les
pays ne peuvent imposer certaines règles au capital étranger, telles que des
objectifs d’exportation, l’obligation de transfert technologique, l’obligation
d’utilisation d’intrants locaux.
Pour ces pays qui accueillent les sièges sociaux des plus
grandes multinationales, c’est une solution qui leur convient car ils réalisent
des bénéfices dans les pays périphériques et les rapatrient vers leur siège
social. Nous savons que la banque Santander, récemment, si elle n’a pas été
dans le rouge, c’est grâce à sa filiale au Brésil. C’est quelque chose
d’habituel. C’est pour cela que la libre circulation des capitaux est
importante, car elle permet que ceux-ci se transforment en dividendes pour ses
actionnaires et donc pour le bien-être des gens du pays d’où viennent ces
capitaux. Naturellement, ils ne font jamais cela pour le secteur agricole.
C’est le libre-échange pour les produits industrialisés mais pas pour les
produits agricoles car ils n’acceptent pas la concurrence [la concurrence
concernant l’exportation des produits agricoles]. Ils protègent également
certains secteurs de leur industrie.
Donc, quand il s’agit d’un accord économique qui établit des
préférences pour les entreprises situées à l’intérieur d’un groupe de pays,
comme c’est le cas avec le Mercosul, ils n’y sont pas favorables. C’est pour
cela qu’ils utilisent l’idée de régionalisme ouvert, qui permet un processus
d’intégration mais non sans une négociation avec l’Union Européenne et les
Etats-Unis. A l’époque de la négociation avec la ZLEA, certains imaginaient que
le Mercosul serait l’un des groupes de pays qui participerait à la construction
de cette zone.
Le Mercosul disparaitrait au moment de son intégration à cette
zone pour une raison logique : à partir du moment où on élimine les tarifs
douaniers, il n’y a plus de préférence. Ils se méfiaient également des tarifs
préférentiels accordés aux entreprises installées dans ce groupe de pays, ils
ne souhaitaient pas que cela se produise. L’idéal pour ces pays, ce n’est pas
d’investir, c’est d’exporter. Ils n’investissent qu’en Chine car là, les
conditions sont définies.
Brasil de Fato – Vous pensez que les ʺennemisʺ ont déjà perçu ce
potentiel du Mercosul, alors que les pays membres n’ont peut-être pas encore
saisi tout l’intérêt qu’il y a à le consolider. Tout d’abord au niveau
politique, par le biais, par exemple, d’un système de communication plus
approprié qui puisse donner un niveau de conscience culturel de l’importance
historique de cette intégration ?
Samuel Pinheiro Guimarães – C’est vrai. Et tout particulièrement pour le plus grand, le Brésil.
Cette prise de conscience n’existe pas alors que le Mercosul est un marché
extrêmement important pour notre pays. Tout d’abord, parce que le Brésil a une
gamme de produits d’exportation vers l’Europe et la Chine composée
essentiellement de matières premières. Les pays où le Brésil vend ses produits
manufacturés sont ceux du Mercosul, de l’Amérique du Sud et les Etats-Unis. En
ce qui concerne ce dernier, il faut dire que ceci découle des échanges ʺintra-firmaʺ. Les filiales américaines implantées ici exportent
vers les unités de productions aux USA mais elles ne peuvent pas le faire vers
la Chine ou vers l’Europe.
Le Brésil n’exporte en tant que Brésil que quand il s’agit
d’entreprises d’Etat. Le reste provient d’entreprises privées installées au
Brésil mais d’origine étrangère [en termes de capitaux]. Les gens ne sont pas
au courant de ce qu’est la question du commerce entre les filiales d’une même
entreprise. C’est le cas de la FIAT du Brésil qui exporte vers l’Italie une
certaine quantité de voitures, le même phénomène se produit avec d’autres
entreprises. Il y a très peu d’entreprises brésiliennes qui investissent en
Argentine, en Uruguay, au Pérou et au Chili. Parmi celles-ci, l’entreprise
d’Etat Petrobras ou encore les banques comme Itau. Il est clair que la Ford du
Brésil n’investit pas en Argentine ; c’est la Ford des USA qui investit
dans ce pays. Le problème est complexe et relève du long terme. Lors de la
réunion du Cycle d’Uruguay, le Brésil a abdiqué de la possibilité de contrôler
la politique des multinationales implantées dans ce pays.
Brasil de Fato – Mais en quoi cela fragilise–t-il le
Brésil ?
Samuel Pinheiro Guimarães – On n’arrive pas à diversifier les exportations. La forte présence
des entreprises multinationales, sans obligations majeures, font que celles-ci
exportent uniquement vers les pays qui les intéressent. Toute campagne ou
tentative de développer les exportations vers la Chine est bloquée parce que
ces entreprises ne souhaitent pas exporter ou parce qu’elles sont déjà
implantées là et qu’elles ne vont pas entrer en concurrence avec elles-mêmes ou
encore parce qu’elles décident d’approvisionner la Chine à partir d’une unité
de production installée dans un autre pays. Ceci affecte tout le commerce
extérieur dans le secteur de la production. Bon nombre d’entreprises à capital
brésilien utilisent pour leur production, une technologie d’origine étrangère,
utilisation soumise à des conditions. Par exemple, l’entreprise peut produire
ici mais n’est pas autorisée à exporter.
Brasil de Fato – L’Embraer [5] serait l’une d’entre
elles ?
Samuel Pinheiro Guimarães – Non. Mais l’Embraer qui fait de l’assemblage ne peut pas exporter
certains types d’avions vers le Venezuela car les firmes américaines qui
iraient fournir les pièces ne le font pas pour ce pays. Mais Embraer peut
exporter vers la Colombie, en raison d’une décision politique qui autorise à
exporter vers un pays mais pas vers un autre.
Ceci porte préjudice à notre commerce extérieur car le
processus de développement est lié à l’accumulation de capital. Non pas du
capital financier mais de capital physique.
Comment fait une entreprise pour se développer ? En
augmentant ses installations, le nombre de machines et ainsi de suite. D’une
manière générale, pour développer le capital physique, il faut générer des
excédents, des bénéfices. Ceux-ci ont deux destinations : ils sont
distribués sous formes de dividendes aux actionnaires de l’entreprise ou ils
sont réinvestis dans l’achat d’équipements. S’il s’agit d’une entreprise
nationale, en théorie, elle reverse les dividendes aux Brésiliens ou investit
au Brésil. S’il s’agit d’une entreprise étrangère, quand elle fait des
bénéfices, elle les reverse sous forme de dividendes aux actionnaires étrangers
et ce n’est qu’après qu’elle décide éventuellement d’augmenter ou non son
capital physique au Brésil.
Brasil de Fato – Mais ceci ne résulte-t-il pas d’une
modification constitutionnelle de l’entreprise brésilienne ?
Samuel Pinheiro Guimarães – Si. Sous la présidence de Fernando Henrique Cardoso (FHC), celui-ci,
soi-disant ʺpréoccupéʺ par le destin de l’entreprise
nationale, décida de la mettre sur un même pied que l’entreprise
multinationale. Ça, c’est une chose extrêmement grave. Bien sûr il est possible
d’utiliser le capital étranger pour favoriser un transfert technologique, la
diversification des exportations, la création de technologies à l’intérieur du
pays. En Chine, il existe des centaines de centres de recherche et
développement d’entreprises multinationales qui, à la demande du gouvernement,
se sont installées dans ce pays. Au Brésil, cela ne se produit pas.
Brasil de Fato – Visant à légitimer le fiasco régional,
il existe un journalisme qui pousse à la désintégration de cet espace.
Qu’est-ce qui empêche de faire un journalisme d’intégration ?
Samuel Pinheiro Guimarães – Deux des plus importants instruments d’influence politique des
grandes puissances, sont le secteur financier et celui des médias. Ils ont une
importance fondamentale. Le secteur des communications est ce qui fait
l’imaginaire des gens, qui fait que les personnes croient, par exemple, que le
président Chavez est un dictateur. Et beaucoup d’autres choses encore. L’Irak
fut attaqué sous le prétexte qu’il possédait des armes de destruction de masse,
mais on a pu vérifier qu’il n’en était rien.
Dans ce cas, il est important de faire ce que faisaient les
Etats-Unis autrefois, empêcher l’arrivée de monopoles ou d’oligopoles dans le
secteur des moyens de communication, démocratiser les budgets officiels de
publicité de l’Etat. Ce que fait également l’Argentine avec la Loi sur les
médias [6]. Cela permettrait une certaine concurrence entre les moyens de
communication, chose qui n’existe pas au Brésil. De la manière dont elle
fonctionne ici, la communication est un instrument important de l’exercice du
pouvoir de la classe hégémonique locale laquelle est liée à la classe
hégémonique des pays développés.
Brasil de Fato – A titre d’exemple, on ne sait pas que le
Venezuela a aujourd’hui le salaire minimum le plus élevé d’Amérique Latine,
correspondant à environ 2.100 Reales et l’Argentine un salaire minimum de 1.400
Reales.
Samuel Pinheiro Guimarães – Sur ce sujet, on fait silence. Et cette presse verse dans le
sensationnalisme, c’est-à-dire des situations qui n’existent pas et par
ailleurs, elle occulte d’autres questions importantes.
Brasil de Fato – Revenant au thème de l’économie, est-il
vrai que le Brésil est dans un processus de désindustrialisation ?
Samuel Pinheiro Guimarães – Je n’ai aucun doute là-dessus. Pratiquement tous les économistes
sont d’accord sur ce sujet. Il existe un processus qui a sa dynamique propre et
qui découle de deux faits. Le premier est l’émergence de la Chine et sa très
grande importance en ce qui concerne la demande de matières premières. Cette
situation est directement liée à la nécessité de devises de la part de l’Etat
brésilien lequel ne pourrait équilibrer la balance des paiements sans entrées
de ressources, sans entrées de capital. Comme nous avons d’énormes difficultés
à développer le commerce des produits manufacturés, le commerce des matières
primaires est orienté vers les besoins de la Chine, ce qui a pour conséquence
de faire du commerce des produits agricoles et miniers une activité très
lucrative.
D’un autre côté, la Chine a besoin d’exporter ses produits
manufacturés, des plus simples aux plus sophistiqués comme c’est le cas avec
les biens d’équipement. La Chine a pris la place des Etats-Unis et de
l’Allemagne dans le domaine de la fourniture biens d’équipement au Brésil et à
l’Argentine, parce que les produits [chinois] sont meilleur marché. Mais
ceux-ci entrent en compétition avec l’industrie installée au Brésil, ce qui
contribue à réduire ses bénéfices. Dans un premier temps, celle-ci se met à
importer des intrants afin de réduire ses coûts de production avant de passer à
l’importation et à la distribution du produit étranger. L’Europe et les
Etats-Unis veulent également exporter leurs produits vers l’Amérique Latine
parce qu’ils ont besoin de générer des devises et créer des emplois chez eux.
L’année dernière, les Etats-Unis ont eu un résultat
commercial excédentaire de huit milliards de dollars. Ceci a contribué à rendre
l’activité industrielle au Brésil moins lucrative, alors que l’agro-business et
l’extraction minière, au contraire, sont devenus très lucratifs. D’autant plus
que la politique de change, l’entrée de dollars et la survalorisation du réal
facilitent les importations et rendent les exportations plus difficiles. Il
s’agit d’une dynamique où l’intérêt international est très présent. Dans le
domaine de l’industrie agro-alimentaire, les entreprises exportatrices sont des
multinationales.
Ce n’est pas le producteur de soja qui exporte. La Cargill,
Dreyfus, la Bunge, … la cotation du soja est très élevée et ceux qui en
profitent le plus, ce sont les multinationales. Il devrait exister un impôt
d’exportation et cela pour deux raisons, à mon avis. La première serait de
promouvoir la transformation des matières premières au Brésil-même. Que se
passe-t-il avec le soja qui va en Chine ? Il est transformé en son, en
huile de soja, il faudrait que ces transformations se fassent ici. Le minerai
de fer qui va en Chine est transformé en acier que nous achetons sous forme de
rail. Pour impulser ces changements, l’action gouvernementale est nécessaire.
Brasil de Fato – Ce modèle n’a pas reçu l’appui du
gouvernement ? Comment jugez-vous les mesures récentes de concessions de
réseaux routiers et de voies ferrées au secteur privé, et justement selon un
tracé qui favorise l’économie d’exportation de produits agricoles ?
Samuel Pinheiro Guimarães – Je n’ai pas étudié la question des concessions d’une manière
approfondie. Mais, prenant en compte la demande existante pour ces produits, on
ne peut pas, pour des raisons de restrictions budgétaires, s’interdire de
construire ce type d’infrastructure. L’hypothèse est qu’il est nécessaire de
construire des routes, en raison du propre développement du marché interne, car
on ne transporte pas uniquement des produits agricoles destinés à
l’exportation, mais tout type de produits. C’est la même chose avec les voies
ferrées. La question première est de savoir si l’Etat va disposer d’entreprises
pour construire ces routes et ces voies ferrées ou s’il va passer des contrats
avec l’entreprise privée, si celle-ci sera nationale ou internationale.
Qu’elle soit nationale ou étrangère, il faut définir les
conditions de ce contrat et aborder la question des bénéfices envisagés. Pour
créer un marché interne, il est nécessaire de construire des réseaux de
communication routiers et de voies ferrées, des métros et des ports afin de
permettre à l’économie de fonctionner. On ne peut s’en passer. Si l’économie se
développe et que le réseau de transport ne suit pas le même chemin, cela génère
de graves problèmes tels que la congestion des ports et l’augmentation des
coûts de production.
Brasil de Fato – Vous avez beaucoup écrit au sujet de la
position complexe des entreprises brésiliennes dans les autres pays face à la
perspective d’une intégration. Ainsi que sur la politique extérieure
brésilienne qui a facilité et fortifié la présence brésilienne en Asie, dans le
monde arabe, en Amérique du Sud et jusqu’en Afrique. Le rôle et la manière
d’agir des entreprises brésiliennes contrarient les intérêts des pays de ces
régions ?
Samuel Pinheiro Guimarães – Je pense que cette question s’applique davantage à l’Amérique du Sud
même si le nombre d’entreprises brésiliennes en capacité d’avoir une activité à
l’étranger est encore relativement réduit. On pourrait citer la Petrobras [7],
la Vale [8] et le secteur bancaire.
L’expansion des entreprises brésiliennes se développe dans la zone la plus
proche, l’Amérique du Sud, par le biais d’acquisitions d’entreprises locales,
ceci pouvant conduire à des situations génératrices de conflits entre les
entreprises brésiliennes et les gouvernements, comme cela s’est déjà produit et
cela peut s’aggraver et produire des situations délicates d’un point de vue
politique.
Brasil de Fato – Mais de quelle manière l’Etat brésilien
pourrait-il intervenir, tout en respectant les règles du capitalisme, afin
d’éviter que les entreprises cèdent à la tentation d’un
sous-impérialisme ?
Samuel Pinheiro Guimarães – Je pense que l’on pourrait décider de conditions préférentielles.
Par exemple, je ne pense pas que le gouvernement brésilien doit financier
l’acquisition, de la part d’entreprises brésiliennes, d’entreprises d’autres
pays. Le gouvernement peut stimuler un comportement différent, financer la
formation d’association avec des entreprises locales. En proposant par exemple
des taux d’intérêts moins élevés, des lignes de crédits spéciales. La
différence de taille de l’économie brésilienne par rapport à celle des pays
voisins est telle que la pénétration du capital brésilien dans ces pays est
extraordinaire.
En Argentine, aujourd’hui, la présence du capital brésilien
est très grande, dans le secteur bancaire, celui du pétrole. Et même dans le
secteur des produits congelés, notre présence est très importante. Tout cela
fait que, si le gouvernement local décide, par exemple, de changer la règle de
remise des bénéfices, les entreprises brésiliennes vont être affectées et vont
tenter d’influencer le gouvernement local. Si elles n’obtiennent pas
satisfaction, elles vont demander de l’aide au gouvernement brésilien. Cette
pénétration est très grande alors que le Brésil ne court pas le même risque de
la part d’entreprises équatoriennes ou péruviennes.
Brasil de Fato – Il y a 30 ou 40 ans, Brésil et Chine se
trouvaient dans une situation semblable dans différents domaines. Mais depuis
cette époque, la Chine qui n’avait pas de programme spatial, a déjà lancé une
navette dans l’espace. Elle n’avait pas de programme nucléaire et il est
maintenant très développé. Le Brésil n’a pratiquement pas avancé dans ces deux
secteurs. Quelle explication historique peut-on trouver à cela ?
Samuel Pinheiro Guimarães – On a fait l’option d’un
type de politique économique, tout particulièrement à partir du gouvernement de
Fernando Collor, fondé sur les principes qui sont consolidés dans ce qu’on a
appelé le Consensus de Washington [9]. Il y avait l’idée que
l’Etat était la cause de bon nombre de problèmes qui affligeaient l’économie
brésilienne, dans le domaine de la dette extérieure, entre autres. Ce Consensus disait, en premier lieu, que l’Etat devait se
retirer de toute activité économique et industrielle, ce qui a eu pour
conséquence le programme de privatisations.
Toutes les activités de production devaient relever du
secteur privé, pas seulement celles liées à la consommation, mais toutes les
activités économiques. Les gouvernements de l’époque n’ont pas privatisé tout
le secteur de l’énergie tout simplement parce qu’ils n’ont pas eu l’occasion de
le faire. En second lieu, selon ce Consensus, l’Etat interférait dans l’économie par le biais de ʺrégulations excessivesʺ. Il fallait donc déréguler,
c’est-à-dire rendre les entreprises ʺlibresʺ afin que, par le jeu des forces du
marché, on puisse arriver à la meilleure allocation possible des ressources
disponibles. En troisième lieu, on devait procéder à une ouverture de
l’économie au monde extérieur. L’Etat devait arrêter de s’immiscer dans le
commerce extérieur, en éliminant de préférence tous les tarifs douaniers.
Ce qui s’est passé en Chine, si l’on fait une comparaison
avec le Brésil, c’est que l’Etat participa et organisa le processus de
développement économique. Le capital étranger y a participé mais de manière
disciplinée, en tenant compte du système économique local. Certains pensent que
pour qu’un pays sous-développé puisse se développer, la présence de l’Etat est
essentielle en raison de la consolidation de la structure productive qu’elle
peut apporter, et de l’appui de ses entreprises, etc.
D’autres pensent le contraire, que ce développement se
produirait naturellement, que le transfert technologique se ferait sans
difficultés particulières. Cette politique brésilienne commença avec le
gouvernement Collor, elle subit un ralentissement à l’époque d’Itamar Franco et
fut relancée sous le gouvernement de Fernando Henrique Cardoso. Avec l’arrivée
du Président Lula, cette politique fut progressivement modifiée. Si l’on prend
un programme tel que le Bolsa Familia
[10], il s’agit en fait d’une amélioration de la main d’œuvre, parce que, d’un
point de vue économique, il permet aux enfants de fréquenter l’école, il
implique un programme de santé, un contrôle prénatal ainsi que les
vaccinations. Ce programme a également eu un impact sur la consommation,
augmentant la demande de biens de consommation.
Le programme Luz para todos [11] a également stimulé l’économie. Là où il n’y a pas d’électricité,
il n’y a pas non plus de produit industrialisé. On pourrait également citer les
programmes de crédit, les efforts en matière d’infrastructure. Cela faisait 20
ans que le Brésil ne construisait pas de raffinerie. Il y a eu des changements
progressifs dans plusieurs domaines.
Brasil de Fato – Mais le modèle économique est resté
inchangé
Samuel Pinheiro Guimarães – C’est vrai, mais la pression doit venir des mouvements sociaux. Si
ceux-ci n’exercent pas de pression, les classes hégémoniques font pression dans
le sens opposé parce qu’elles ont un accès plus facile au gouvernement. S’il
n’existe pas de pression populaire en faveur d’un autre modèle économique,
celui-ci ne verra pas le jour.
Notes du traducteur :
[1] Brasil de fato :
Hebdomadaire de gauche lancé lors du Forum social à Porto Alegre en 2003.
[2] Alca : Zone de Libre-Echange des Amériques (FTAA en
anglais ; ZLEA en français) créée à l’initiative des Etats-Unis.
[3] Itamaraty : Nom donné au Ministère des Affaires
Etrangères brésilien
[4] Mercosul : Créé en 1991, ses buts sont la libre
circulation des biens, des services et des facteurs de production, la création
d’un tarif extérieur commun, le rapprochement des politiques économiques et
l’harmonisation des législations entre les membres. Pays membres :
Argentine, Bolivie, Brésil, Equateur, Paraguay, Uruguay, Venezuela ; pays
associés : Chili, Colombie, Pérou.
[5] Embraer : Actuellement 3ème ou 4ème constructeur
aéronautique mondial, cette entreprise fondée en 1969 a été privatisée en 1994.
Dans le domaine de l’aviation civile, elle s’est spécialisée dans les avions
court courrier de 60 à 120 places.
[6] Ley de Medios :
Afin de mettre fin aux situations de monopole dans la presse écrite et
audiovisuelle en Argentine, en 2009, le gouvernement de Cristina Kirchner a
fait voter une loi limitant le nombre de chaînes de radio et de télévision
pouvant appartenir à un même groupe de presse. A ce jour (22 fév. 2013)
l’application de cette loi, après de nombreuses péripéties, est de nouveau
repoussée sine die.
[7] Petrobras :
Entreprise pétrolière d’Etat
[8] Vale :
Entreprise minière brésilienne l’une des plus grandes au niveau mondial.
[9] Consensus de Washington : Ensemble de mesures appliquées aux économies en difficulté,
notamment en Amérique Latine, par les institutions bancaires ayant leur siège à
Washington (Banque Mondiale, FMI), mesures fortement inspirées de l’idéologie
de l’Ecole de Chicago.
[10] Bolsa Familia :
Mis en place en 2003, ce programme fait suite au « bolsa escola » créé en 1995. Il s’agit d’un programme
d’allocations familiales destiné aux familles les plus pauvres (classes D et E)
et dont la finalité est double : améliorer la santé des enfants et les
amener à fréquenter l’école. Cette allocation est envoyée aux mères de familles
[11] Luz para todos :
Programme fédéral visant à acheminer gratuitement l’électricité en milieu rural
Sources : Brasil de fato [1] et Autres Brésils