La réforme agraire
fait-elle encore du sens ?
fait-elle encore du sens ?
Par
Jean-Jacques Fontaine
En avril, le
Mouvement des Travailleurs Sans Terre commémore chaque année le « Massacre
du Carajas » du 17 avril 1996, par des opérations coups de poing et des
occupations de terre. Ce jour-là, à l’occasion d’une manifestation pour la
réforme agraire, 2’500 personnes bloquent la route reliant Maraba à Bélem, dans
l’Etat du Para. La police tire dans la foule et fait 19 morts.
Depuis, le MST a instauré « l’Avril Rouge » au nom « des
revendications des paysans qui n’ont ont pas accès à la terre à cause de la
structure latifundiaire de la propriété rurale ».
Cet anniversaire
risque cependant d’être discret cette année car le mouvement est en perte de
vitesse. La réforme agraire ne fait plus recette, certains se demandent même si
elle a encore un sens…
« Le latifundio
improductif s’est éteint grâce à l’avance du capitalisme dans les campagnes.
Qui l’eût cru ! L’expansion de la frontière agricole jusqu’aux marges de
l’Amazonie a fait du pays le grenier du monde. L’apparition des grandes
entreprises agroindustrielle ne s’est pourtant pas réalisée au détriment des
petites exploitations. Au contraire, les agriculteurs qui ont su adapter leur
production sont devenus les fournisseurs privilégiés de ces grands
groupes ».
La réforme agraire
est dépassée
Cet éditorial d’un grand
quotidien brésilien ouvre une série de reportages sur l’état de la réforme
agraire en ce début 2013. Au-delà de son aspect provocateur, il met sous la
lumière des projecteurs une vérité que beaucoup admettent en privé, mais qui
reste politiquement tabou en public : 30 ans après le retour à la
démocratie, la réforme agraire brésilienne a échoué, son utilité est aujourd’hui
questionnable.
« Cette modernisation
des campagnes, poursuit l’éditorial, liée à une tendance inexorable à
l’urbanisation de la population a réduit la marge de manœuvre du MST. Au point
qu’il recrute maintenant ses militants parmi les chômeurs et les désoeuvrés des
villes, des personnes dont la vocation n’est pas l’agriculture.
Le plein emploi
et l’extension des programmes d’assistance sociale ont miné les bases du MST.
Les plus jeunes désertent les « assentamentos » de la réforme agraire
pour aller, avec raison, chercher fortune ailleurs. Du point de vue historique,
l’idée de la réforme agraire est dépassée ».
Des jeunes qui
désertent
C’est incontestable, les
lotissements de la réforme agraire vieillissent. Les plus jeunes s’en vont. A
ce titre, l’histoire de Maria Cromaço da Silva, qui vit à Nova Canãa dans le
Nord-Est, à 50km de Recife est exemplaire. A 50 ans, elle a donné le jour à 22
enfants de pères différents. 13 sont morts, les 9 survivants ne pensent qu’à
partir. Cássia, 24 ans s’est déjà installé à São Paulo, il est vendeur dans un
grand magasin. Son frère Cassiano, 18 ans, est maçon sur un chantier de
Paulista, dans la banlieue de Recife. Leurs 7 frères et sœurs, âgés de 9 à 15
ans ont déjà averti leur mère : dès qu’ils auront l’âge, ils s’en iront
aussi.
Il n’y a pas de
statistiques officielles de l’INCRA, l’Institut de la Réforme Agraire sur
l’exode des jeunes, mais la Fédération des Travailleurs de l’Agriculture
Familiale (Fetraf) estime que 8 enfants sur dix, nés dans les
« assentamentos » ont abandonné les lieux ou envisagent de le faire.
Le MST parle lui d’une évasion de l’ordre de 60%. Les fils de la réforme
agraire vont chercher une meilleure qualité de vie dans les centre
urbains : éducation plus performante, salaires plus élevés, loisirs en
plus grand nombre…
Pas de futur dans
les campagnes
« La migration est
certes le résultat d’une attraction des villes, mais aussi d’une absence de
perspectives dans les campagnes, analyse Elisa Guaraná, chercheur à
l’Université Fédérale Rurale de Rio de Janeiro (UFRRJ). Le travail des champs
n’est pas valorisé socialement. Il est regardé péjorativement ». Cela
affecte particulièrement les enfants: « mon fils ne veut plus aller à
l’école, témoigne Priscilla, qui vit à Ismael Filipe, toujours dans le
Pernambuco nordestin. Les autres se moquent de lui parce qu’il vient d’un
campement de la réforme agraire. Ils le traient d’avorton sans terre ».
Les jeunes femmes non plus,
ne trouvent pas leur compte, dans les campements de la réforme agraire,
poursuit Elisa Guaraná : « elles cherchent une certaine autonomie et dans
les lotissements, elles ont moins d’accès que les hommes aux processus de
décision ». « Nous assistons à une politique d’extermination du
paysannat à cause de l’absence de mesures pour stimuler les jeunes à rester sur
place» dénonce Plácidio Junior, membre de la Commission Pastorale de la Terre.
Nécessité d’une
nouvelle politique
Le Président de l’Institut
National de la Colonisation et de la Réforme Agraire, Mario Guedes, reconnaît
qu’il faut une nouvelle politique pour mieux fixer les jeunes à la campagne.
L’INCRA veut favoriser à l’avenir cette catégorie de la population dans la
distribution des terres. Un des principaux problèmes, dit-il, c’est le système
de succession rural, compliqué et lent, qui ne permet pas aux descendants des
« assentados » d’accéder au crédit. « Mais il ne faut pas
dramatiser, nuance-t-il, l’exode rural est moins important dans les
exploitations de la réforme agraire que dans les autres secteurs de l’agriculture
familiale. Les colons ont une tradition de lutte pour la terre qu’ils
transmettent à leurs enfants. »
Cette vision optimiste est
loin d’être partagée. Car ce n’est pas seulement les jeunes qui désertent les
campements de la réforme agraire par manque de perspectives, leurs parents n’y
trouvent pas non plus leur compte ! D’après des chiffres de décembre 2011,
4,2 millions de brésiliens habitent les « assentamentos », soit
945’000 familles. 340’000 d’entre elles n’ont comme seule source de revenu
garanti que la Bourse Famille du gouvernement. Si on ajoute les autres formes
d’aide sociale, ce sont 466’000 familles qui sont assistées. Ainsi. 4 à 5
colons de la réforme agraire sur 10 ne parvient pas à vivre du produit de la
terre sur laquelle ils sont installés.
Des terres
infertiles et des colons mal préparés
La plupart n’utilisent
leurs lots que pour habiter et ne plantent que le minimum nécessaire à leur
propre consommation. Ils vont chercher le complément aux subsides de la Bourse
Famille en dehors. Ils se font journaliers dans les grandes exploitations
voisines ou manœuvres sur les chantiers de construction en ville. Tous les
spécialistes sont d’accord : les problèmes de la réforme agraire sont liés
à la nature des terres distribuées, généralement de mauvaise qualité et trop
exigües, à l’absence d’encadrement technique, à la difficulté d’obtenir des
crédits et des semences et à la précarité des circuits d’écoulement de la
production.
« Au départ, les
candidats à la colonisation étaient pauvres. Avec l’obtention d’un titre de
propriété, leur situation s’améliore, mais ils ne sortent pas de la
pauvreté » constate Alexandre Valadares, de l’Institut de Recherches
Economiques Appliquées (IPEA). « Historiquement, ajoute Carlos Guedes, le
Président de l’INCRA, beaucoup de candidats à la réforme agraire n’étaient pas
des ruraux. Ils venaient des villes ou étaient orpailleurs en Amazonie. Le fait
de pouvoir s’installer sur des terres incultes était une porte de sortie pour
eux. Mais ils n’avaient pas d’expérience de l’agriculture et ils ont été
abandonnés à eux mêmes ».
En février dernier (2013),
le Secrétaire Général de la Présidence Gilberto Carvalho a qualifié les
« assentamentos » de la réforme agraire « de favelas
rurales », donnant le coup d’envoi à une offensive gouvernementale qui
sera lancée en cours d’année. 342 millions de R$ (171 millions de US$)
devraient être consacrés à « l’agro-industrialisation des lotissement de
la réforme agraire », selon les termes employés par la Présidente Dilma
Rousseff, « afin de créer une classe moyenne à la campagne formée de
petits propriétaires ruraux intégrants les assentamentos ».
Carlos Guedes nuance :
« les 116’000 familles qui demandent aujourd’hui à bénéficier de la
réforme agraire ne seront pas toutes installées à la campagne. L’époque où
seule la propriété de la terre était la solution pour sortir de la misère est
révoquée. Le pays s’est modernisé, d’autres opportunités sont apparues, une
partie de ces familles seront dirigées vers des secteurs différents de celui de
la réforme agraire ».
Une vision qui ne
fait pas consensus
Cette perspective n’est pas
du goût d’Alexandre Conceição, un des leader du MST : « c’est vrai
que la terre en soi ne résout pas tout. C’est vrai qu’il faut aussi une
assistance technique digne de ce nom, un accès au crédit et aux semences et des
réseaux d’écoulement de la production. Mais il y a encore beaucoup de terres
disponibles au Brésil. Et aujourd’hui on connaît des techniques efficaces pour
récupérer les sols épuisés. La réforme agraire reste une priorité ».
A preuve, ajoute Alexandre
Conceição : « les lotissements créés avec l’appui du MST sont
aujourd’hui les plus grands producteurs de riz organique du pays. Ils jouent un
rôle important pour l’approvisionnement des bassins laitiers du Sud et du
Sud-Est, ils élèvent des milliers de poulets en liberté. Nous produisons
beaucoup plus que ce que les gens imaginent. »
Changer de
stratégie
On comprend que pour les
militants des Sans-Terre, il est difficile d’accepter que le Gouvernement veuille
maintenant réduire la réforme agraire à un volet parmi d’autre de sa politique
de lutte contre la pauvreté. Il en va de la crédibilité même et de
l’existence du MST ! Cependant, sans une base quantitativement
significative pour faire la réforme agraire vivre sur le terrain, et sans un
renouvellement de ses troupes pour pratiquer des actions d’occupation
choc et de coups de force symboliques, le Mouvement des Sans-Terre doit se
chercher un second souffle.
Il semble l’avoir
compris : le mode d’action pratiqué jusqu’ici ne parvient plus à infléchir
le cours des choses : la distribution de terrs de la réforme agraire est
en recul constant depuis 2008. 62’600 familles cette année-là, 10’800 en 2012,
un recul de 24% par rapport à 2011. « Reste au MST à se légaliser comme
parti politique et à chercher par le vote l’appui qui lui manque pour son
projet de société » conclut l’éditorial du journal O Globo, cité en début
d’article.
Source :
le blog Vision Brésil